Fondation d'entreprise
 
 
Michel Godet
Opinion 
16 mar 2016

Réformer pour en finir avec les privilèges abusifs

Par le Vice président de la fondation MMA
Par Michel Godet
Vice président de la fondation MMA des Entrepreneurs du Futur. Membre de l'Académie des technologies , Auteur de Libérez l'emploi , Poche Odile Jacob 2015.

Une bonne idée que l'on veut imposer, c'est une mauvaise idée. Faute de pédagogie, la  réforme du droit du travail proposée par la ministre El Komri risque fort de rejoindre le cimetière des bonnes idées rejetées par la coalition de ceux qui sont prisonniers d'un catéchisme idéologique. C'est l'héritage du XIX e siècle où l'entrepreneur et l'économie de marché étaient au mieux ignorés et au pire assimilés à l'exploitation capitaliste. Pourtant, Jean Jaurès avait relevé dans la dépêche de Toulouse  du 28 mai 1892 : «  Patrons français , soyez fiers de l'être ». mis il n'a pas été entendu.

Le débat divise toujours la gauche dont une partie agissante rêve d'un monde où tous les salariés seraient fonctionnaires et qui peut saluer les entrepreneurs  sur le papier mais les  suspecte dès qu'ils ont des salariés . C'est ainsi que sur les 3 150.000 entreprises de  notre pays : 95% ont moins de dix employés et 60% sont des « solos » (sans employés). Les petits patrons ne font pas le saut de la première embauche par crainte de ne pouvoir débaucher (sans mettre la clef sous la porte)  si l'employé ne fait pas l'affaire ou si les perspectives de marché ne sont pas au rendez-vous. D'où l'idée du gouvernement  de sécuriser les conditions du licenciement (en limitant les indemnités prudhommales et en simplifiant les causes).

Cette nouvelle flexi-sécurité est bien différente de la flexi-rigidité actuelle. Cette dernière profite d'abord aux CDI qui représentent 85% des emplois actuels alors que 90% des jeunes  qui sont embauchés le sont en CDD. La meilleure des sécurités, c'est la compétence professionnelle acquise sur le terrain de l'emploi celui qui la détient n'a rien à craindre de son employeur qui fera tout pour le garder de peur qu'il ne parte à la concurrence.

Nos prisonniers idéologiques  aujourd'hui se rassemblent sur internet (ils seraient plus de un million, l'ordinateur va t-il remplacer les urnes ? ) pour refuser d'appliquer chez nous ce que font nos voisins notamment en Espagne . Ils sont le plus souvent marqués à gauche. Comme ceux qui ont signé le 25 février  avec Martine Aubry , Thomas Piketty , Daniel Cohen, Daniel Cohn Bendit  une charge explosive contre la réforme. On relèvera avec amusement que d'autres économistes non moins marqués à gauche comme Philippe Aghion, Olivier Blanchard, Elie Cohen ont signé le 5 mars dans le Monde un appel collectif en faveur de cette réforme dans laquelle ils voient avec Jean Tirole et Pierre Cahuc : « une avancée pour les plus fragiles. ». Ils relèvent que l'Espagne  a adopté une loi similaire en 2012 qui a permis un surcroît de 300.000 embauches en CDI dès l'année suivante.

Il y a donc deux camps dans ce pays : d'un coté,  celui des réformistes qui veulent briser le consensus sur le chômage de mauvaise gestion de l'abondance (le chômage a quadruplé depuis 1975 en France alors que le PIB/ habitant a doublé)  et, de l'autre coté, celui des nantis de la sécurité d'emploi qui sont prêts à tout pour garder leurs avantages acquis, quitte à voir la précarité et l'exclusion des autres augmenter.

Le chômage augmente en France parce qu'il y a un consensus entre les acteurs dominants du jeu social pour ne rien changer aux règles sur le coût du travail, le salaire minimum, l'incitation à travailler, la protection des salariés. Les chômeurs constituent le maillon faible des rapports de force. Même le récent rapport Badinter sur le droit du travail n'a pas échappé à la règle : un renforcement des avantages des travailleurs insérés à plein temps dans les entreprises. En oubliant comme d'habitude ceux qui sont en dehors : les travailleurs à temps partiel, les chômeurs.


Quand la sécurité des uns se nourrit de l'insécurité des autres : le jeu des quatre coins

Dans une société centralisée, et à chômage élevé, les mieux placés pour changer la répartition des revenus à leur profit sont ceux qui contrôlent les secteurs clés (énergie, transports, communications) et qui bénéficient, par leur statut, de la sécurité de l'emploi. Les contrôleurs aériens en sont un exemple caricatural... Or le temps n'est plus où ce qui était obtenu par les uns finissait par être accordé aux autres. En période de croissance faible, l'effet d'entraînement disparaît. Les avantages acquis se transforment en privilèges abusifs : réclamer, pour ceux qui travaillent, des augmentations ou une plus grande sécurité d'emploi, c'est signifier à ceux qui sont à la recherche d'un emploi une chance moindre d'en trouver un.

Pour illustrer ce propos, il suffit de prendre l'image du jeu des quatre coins dans une cour de récréation. Une personne sur cinq sera donc au chômage (Ce qui est proche de la réalité si l'on calcule le taux de chômage par rapport aux 17 millions d'emplois marchands, les seuls qui tournent vraiment, à l'entrée comme à la sortie ; soit un taux de 20 %, si l'on considère qu'il y a 3,5 millions de chômeurs). Ce n'est pas un problème si chacun tourne autour des quatre coins d'emploi, car ce n'est pas toujours le même qui est au milieu : le passage au milieu peut être mis à profit pour se consacrer à une autre activité (formation, éducation d'enfants, loisirs...). La question de la fluidité du marché du travail serait résolue si on instaurait un CDI pour tous, plus flexible pour chacun, mais plus sécurisant pour l'ensemble.

C'est parce qu'il s'attaque enfin au consensus sur le chômage que nous disons oui au projet  courageux de Myriam El Komri.


Source : Liberation du 9 mars 2016
 

Michel Godet est un économiste, membre de l'Académie des technologies, Vice-président de la fondation MMA des Entrepreneurs du Futur qui organise chaque année le Grand Prix des Bonnes nouvelles des territoires. De 1982 à 2014, il a été professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective stratégique et auteur d'ouvrages économiques sur le travail ou l'évolution démographique.

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