L'État moderne fut peu à peu mis au point, dès l'époque des monarchies absolues, pour maîtriser la complication croissante de sociétés graduellement plus développées.
À l'heure où celles-ci sont devenues des sociétés complexes, ses vertus, qui furent grandes en leur temps pour aider à cet essor, cessent d'opérer avec la même efficacité, et en viennent parfois à se transformer en handicaps pénalisants : la France de 2014 tend à en devenir un exemple inquiétant.
Dès l'apogée de l'ambition prométhéenne des États que furent les systèmes totalitaires, il devenait évident qu'une centralisation du pouvoir voulue pour rationaliser la relation entre les fins et les moyens menait tout droit à une impasse, celle des limites de l'organisation : la machine à dominer la complication croissante devenait à son tour une source de complication exponentielle et un frein au progrès. La lente asphyxie de tous les régimes communistes par le poids de leur propre cancer bureaucratique en fit la pathétique démonstration durant un siècle qui n'est pas tout à fait fini partout, puisqu'il persiste dans quelques pays et se survit dans l'idéologie rancie de trop de songe-creux.
Le développement prodigieux des sciences, des techniques, de l'économie et des sociétés a depuis longtemps périmé ces prétentions à inventer un grand horloger de l'humanité réglant l'action et le bonheur de l'homme nouveau. L'avènement de la cybernétique a notamment permis que la complexification vertigineuse de l'évolution humaine reste gérable, mais moyennant un transfert du pouvoir d'impulsion depuis les structures de commandement institutionnelles vers l'initiative de la multitude d'un côté, et le pilotage stratégique collectif de l'autre.
La réalité du fonctionnement de notre monde aujourd'hui, c'est une relation continue et diversifiée à l'infini entre tous et tous, dans laquelle les lourdes structures institutionnelles de jadis et naguère apparaissent de
plus en plus comme des grumeaux voués à se résoudre. La résistance que mènent ces pouvoirs établis pour conserver le contrôle de tout, ou feindre du moins d'en conserver les apparences sous couleur d'évergétisme statutaire, est aujourd'hui l'un des plus pénibles freins au progrès de l'humanité, par son effet gélifiant sur la fluidité des évolutions en cours.
Qu'on songe par contraste à la dynamique des mutations rapides : c'est en faisant appel à l'honneur et au courage de chacun, sans l'ombre d'une assise institutionnelle pour ce faire, que le général de Gaulle emmena en 1940 la France presque effacée de la carte jusqu'à la victoire totale et l'accession au premier rang dans le concert des nations. C'est en éveillant dans l'espérance personnelle de 1 milliard de Chinois le rêve chinois, aujourd'hui devenu projet collectif, qu'il y a trente-cinq ans Deng Xiaoping emmena la Chine dévastée par un siècle d'épreuves vers son rang imminent (et éternel) de première puissance du monde. Et c'est encore en mobilisant l'ardeur individuelle de milliers de croyants soudain levés à leur appel dans le monde entier que les fanatiques du djihad créent sous nos yeux un des défis les plus redoutables que l'humanité mondialisée ait brusquement à affronter.
Ces trois exemples si contrastés ont en commun d'avoir été chercher dans l'engagement personnel des hommes et des femmes qui forment la multitude une énergie, une détermination, une espérance que les machineries des pouvoirs en place – Vichy, Mao, nos systèmes d'aujourd'hui – s'avéraient incapables de susciter, quand même le plus souvent elles ne les désespéraient pas.
Comme on voit, il peut en résulter le meilleur comme le pire, mais la vitalité est là, et non plus dans l'hypertrophie des technostructures ou des pouvoirs devenus incapables de gouverner à force de prétendre commander.
L'avenir s'écrira par la synergie entre la pluralité vivante des forces de la multitude d'une part, et l'inspiration stratégique que cette dernière acceptera de recevoir d'autre part depuis des sources capables de se faire reconnaître comme légitimes – et les pouvoirs en place ne sont plus les mieux placés pour être reçus comme tels.
C'est une bonne nouvelle, car elle est porteuse de renouveau et potentiellement de salut pour un monde que l'on voit mal engagé dans l'avenir par la perpétuation des formules qui l'ont amené jusqu'ici avec succès, mais dont les limites sont à présent dépassées depuis des décennies.
De telles bonnes nouvelles la France est elle aussi fertile. Alors qu'elle semble entraînée par le fond par l'abus qu'elle a fait d'une délégation de son destin à une mise en commande entre les mains d'une technocratie
publique, on voit fleurir obstinément sur son sol une vitalité d'initiative par quoi elle maintient son potentiel de renouveau.
C'est tout le mérite, et le talent, de Michel Godet, d'avoir inlassablement depuis toujours parié sur cette floraison d'initiatives à la base, et d'en avoir popularisé les bonnes nouvelles en contrepoison à la désespérance
induite par l'épuisement du fameux « modèle français » de dépendance généralisée envers la puissance publique.
La Fondation Prospective & Innovation, créée il y a vingt-cinq ans par René Monory et François Dalle précisément pour dépister elle aussi les germes du renouveau dans un monde où la chute de l'URSS annonçait la mort à terme des systèmes de pilotage socialistes, est heureuse de trouver dans le Grand Prix des bonnes nouvelles des territoires (appel aux initiatives impertinentes et réussies) l'une de ces initiatives qui concourent à l'éveil d'une société reprenant l'exercice fécond de sa liberté et de sa créativité concertante. Cette initiative était impertinente, elle est réussie.
Jean-Pierre Raffarin
Vice-président du Sénat
Ancien Premier ministre
Président de la Fondation Prospective & Innovation
Découvrez la liste des initiatives primées
aux Bonnes Nouvelles Des Territoires 2014