Fondation d'entreprise
 
 
André Letowski
Emploi 
29 oct 2022

Les professionnels libéraux sans salarié sont 82 % des professions libérales

Une rare étude très complète, proposant notamment une typologie en 4 groupes pour les non employeurs et en 3 groupes pour les employeurs.

⇒ Une approche panoramique

♦ Depuis le début des années 2000, le nombre d’entreprises libérales n’a cessé de s’accroître ; plus d’1/3 de la croissance du nombre total d’entreprises repose sur les entreprises non‐employeuses composées majoritairement de travailleurs indépendants. Depuis 2009, le nombre d’entreprises non‐employeuses a presque doublé ; elles représentent 81,7 % de l’ensemble des entreprises libérales en 2022, notamment dans les activités du cadre de vie et de la technique. Par rapport à 2019, les créations d’entreprises non‐employeuses progressent de 42,7 %.

La crise de la COVID‐19 n’a que faiblement impacté cette dynamique de long terme. Toutefois, d’importantes variations sont constatées à partir du mois de mars 2020 (le premier confinement) ; les cessations se sont ralenties alors que les créations ont reculé à un niveau historiquement bas, du fait du ralentissement de l’activité économique mais aussi de la fermeture ou du ralentissement dans l’activité des centres de formalités des entreprises et des institutions en charge de ces mouvements. Les mouvements de recul ont néanmoins été compensés durant le semestre suivant avec des pics de cessations et de créations notables.

Dans le secteur du droit, l’effet de la crise est clairement repérable en 2020 au travers d’un recul de 23 % des créations, une rupture de tendance sans précédent depuis 2009. Si l’effet de rattrapage intervient dès l’année suivante, les volumes n’atteignent pas leur niveau de 2019.

♦ La part des sociétés et des groupements a nettement progressé chez les créations employeurs, notamment à partir des années 2010 et s’est amplifié au cours des 3 dernières années ; entre 2019 et 2021, la part des sociétés et groupements a progressé de 15 points dans le secteur du droit (de 49 % à 64), de 8,5 points dans le secteur de la santé (passant de 36,1 % à 44,6), et de 1,5 point dans le secteur du cadre de vie et technique (de 90,7 % à 92,2).

La recherche d’un meilleur équilibre entre le temps professionnel et le temps privé, le rejet du poids de la responsabilité dans la conduite d’une entreprise dans un contexte de complexification de la gestion administrative, la croissance continue du perfectionnement des techniques et les besoins de spécialisation générés par une exigence sans cesse accrue de résultat à moindre coût de la part des clients/patients sont autant de facteurs rendant l’isolement du professionnel libéral employeur de moins en moins attractif. Dans ce cadre, le regroupement de professionnels – prenant parfois la forme du salariat – au sein d’une structure juridique ad hoc constitue une forme d’exercice fortement valorisée par les jeunes générations.

⇒ L’évolution 2019-2021 selon les secteurs d’activité

♦ Dans le secteur cadre de vie et technique, le nombre de création a progressé de 47 % entre 2019 et 2021. Ces activités recouvrent des activités majoritairement non‐réglementées et pour lesquelles les procédures de création d’entreprise sont des plus simples et immédiates.

Les activités d’enseignement augmentent le plus (+ 77,3 %), avec la réforme de la formation professionnelle, la formation à distance imposée par la crise, et l’enseignement de “loisir” (méditation, peinture…) ; croissance aussi des créations dans les activités de conseil (+ 46,5 %) et d’études et expertise (+ 45,8 %), à l’origine de 67,9 % des créations de ce secteur ; 68 % sont réalisées sous le statut juridique d’entreprise individuelle qui englobe celui de la microentreprise, dont le rôle est primordial (68,5 % des créations de ce secteur, 86 % pour l’activité d’enseignement).

Mais dans l’ensemble de ces activités, les employeurs sont en net recul entre 2019 et 2021 : en moyenne -22 %.

♦ Dans le secteur de la santé en progression beaucoup plus modeste (+6,6 %), à l’exception des laboratoires d’analyse (+84 %), les autres activités progressent entre 6 et 22 % ; 2 activités voient leur volume de créations décroitre ; les pharmacies (‐14 %), les officines non‐employeuses devenant des exceptions, leur création relevant de reprises et les cabinets médicaux (-26 %) où la constitution de groupements employeurs aux dépens de l’exercice individuel sans salarié devient la norme.

Contrairement au secteur d’activité cadre de vie et technique, la création d’entreprise employeur est stable (+1,7 %) dans le secteur de la santé, avec une nette hausse pour les laboratoires d’analyses et pour les cabinets d’infirmier, crise sanitaire oblige, alors qu’il y a baisse pour les cabinets médicaux et pour les autres activités de santé (modalité d’exercice sans personnel du fait des technologies informatiques).

♦ Les cessations selon l’Insee entre 2020 et 2022 ont été au nombre de 19 345, majoritairement dans le secteur cadre de vie et technique (58 %), comme les créations, mais l’ancienneté des entreprises y est la plus faible (10 ans vs 32 ans en santé et 25 ans en droit), et la transmission plus rare (8,7 % vs 22,9 en droit et 19,3 en santé).

⇒ L’emploi salarié

L’emploi salarié : En 2019, les entreprises libérales généraient 1 165 309 emplois salariés. Sur les dix dernières années, ces effectifs ont continument progressé (+10,3 %).

Dans le secteur du cadre de vie et de la technique, 2020 est marqué par un recul de 0,25 %, mais en 2021 d’une reprise de 0,3 % (les offres d’emploi transmises à Pôle emploi ont progressé de 25,6 % au cours de l’année 2021 ; au 1er trimestre 2022, la tendance s’accélère encore (+55,1 %), liée à une intensification sans précédent du turn‐over au sein des entreprises.

Le secteur du droit a été impacté par la crise avec un retournement de tendance dans l’évolution des effectifs en 2020 avec ‐1,6 % ; cette baisse n’a pas été rattrapée en 2021 ; néanmoins, les offres d’emploi sont en progression de 27,8 % en 2021 et de 41,2 % au 1er semestre 2022.

Dans le secteur de la santé, en forte sollicitation tout au long de la crise, les effectifs salariés ont progressé de 4,3 % en 2020 et 5,6 % en 2021 ; les offres d’emploi émises auprès de Pôle emploi ont progressé de 24,5 % au cours de l’année 2021 et de 52,3 % sur le 1er trimestre 2022.

⇒ 4 profils émergent pour les non‐employeurs et 3 pour les employeurs.

Les non‐employeurs


♦ Le profil le plus représenté chez les non‐employeurs (50,5 %), les solos inconditionnels : l’âge n’est pas une variable discriminante et le profil s’observe à tous les moments du cycle de vie de l’entreprise. Il tend à être surreprésenté dans les secteurs de la santé et du cadre de vie et de la technique.

86 % sont en entreprise individuelle ; l’indépendance est pour eux une valeur fondamentale ; ils valorisent fortement la responsabilité individuelle. Ils sont pleinement satisfaits de leurs modalités de travail. Ils arrivent à concilier leur vie professionnelle et leur vie privée, même si la première empiète souvent sur la seconde.

Ils n’anticipent pas d’intensification de leur travail, ni de devenir employeur à moyen terme. De même, l’association ne constitue pas une piste d’évolution. Dans le registre de la formation, ils estiment que leur niveau de compétence est tout à fait satisfaisant au regard de leurs besoins quotidiens. Ils font état d’un recours à la formation informelle. Néanmoins, ils concèdent un surinvestissement personnel qui est assimilé à la contrepartie de l’atteinte d’un idéal.

♦ Les perplexes (24,3 %).
Si le genre et l’âge ne sont pas des critères significatifs de ce profil, une surreprésentation du secteur du cadre de vie et de la technique est constatée. La crise de la COVID‐19 a marqué durablement ces non‐employeurs (occasion d’une introspection profonde qui les a conduits à repenser leur métier pour redonner du sens à leur travail tout en préservant la sphère privée).

Ils cherchent à évoluer sans vraiment parvenir à formaliser de stratégie. Ces professionnels restent avant tout des travailleurs indépendants, positionnement qu’ils valorisent malgré tout, le changement qu’il s’agisse de créer une association ou du passage au statut d’employeur n’est pas leur stratégie.
L’évolution des compétences, par le biais de la formation professionnelle ou de la formation initiale, constitue un levier d’action privilégié ; l’’acquisition de nouvelles expertises leur permettrait de faire évoluer leur cœur de métier en cohérence avec leurs choix de vie. Mais leur connaissance des dispositifs et modalités de formation (dont leur financement) reste une pierre d’achoppement.

♦ Les chercheurs d’opportunité (13,7 %) se placent dans une démarche dynamique. Ce profil plutôt jeune et fortement féminisé, appartient plutôt au secteur du cadre de vie et de la technique. Les pluriactifs (33,8 %) et les professionnels travaillant à domicile (53,3 %) y sont fortement surreprésentés. Cette configuration renvoie à une forte présence de personnes en cours de reconversion professionnelle testant leur activité avant de complètement se lancer.

La crise a joué un rôle de catalyseur auprès de populations éprouvant une insatisfaction dans leur activité salariée. Leur objectif est de gagner en qualité de vie par le biais d’une réalisation personnelle dans le travail. Ils sont disposés à devenir employeurs et/ou à s’associer dès lors que ce changement organisationnel leur apporte des gains en termes de qualité de vie et de valorisation du métier.

Dans tous les cas, ils anticipent un accroissement de leur volume de travail
(passage de la pluriactivité à la mono‐activité pour au moins un tiers d’entre eux). La formation (formelle ou non) est un élément déterminant de leur stratégie d’évolution. L’accroissement de la qualité de leur expertise est, en effet, assimilé à un vecteur de performance leur permettant de piloter plus librement leur activité.

♦ La volonté d’évolution est aussi un trait caractéristique des entrepreneurs hédonistes (11,5 %). Plutôt masculinisé et d’âge moyen, ce profil est un réservoir d’employeurs potentiels.
Expérimentés, ils ont atteint un point d’inflexion dans leurs cycles de vie professionnelle et personnelle. Après s’être fortement investis dans le développement de leur activité, ils souhaitent redonner une plus grande place à la sphère privée et, notamment, à sa composante familiale.

L’atteinte de cet objectif est, en partie, poursuivie par le perfectionnement de leur expertise. La formation a vocation à leur permettre de rester en phase avec les évolutions techniques et procédurales mais aussi à assoir leur légitimité auprès des clients/patients.
Cette recherche d’adéquation entre la maîtrise du temps et le niveau de rentabilité les conduits à adopter des stratégies d’évolution structurelle de l’exercice. Les entrepreneurs hédonistes envisagent de devenir employeurs à l’horizon de 3 ans. L’association, envisagée dans le périmètre de la profession ou dans un cadre trans‐professionnel, est perçue comme un levier stratégique efficace.

Dans tous les cas, ces entrepreneurs peaufinent leur stratégie et sont à l’affut d’expertises permettant de les orienter efficacement dans leur passage au statut d’employeur. Tout profil confondu, près de la moitié des professionnels libéraux non‐employeurs envisage des évolutions aux cours des trois années à venir.

Les employeurs

♦ Les chefs d’entreprise stabilisés (50 %). Particulièrement prégnant dans les entreprises comptant de 3 à 10 salariés, sans surreprésentation sectorielle, ces professionnels n’anticipent pas d’évolution majeure dans leur structure. Ils ont atteint une stabilité organisationnelle qu’ils tiennent à perpétuer, d’autant plus que les perturbations générées par la crise sanitaire ont été absorbées. Le niveau d’activité étant redevenu satisfaisant, ils constatent ou prévoient aucun changement nécessitant une quelconque évolution, tant au niveau du management de l’équipe que des compétences à développer ou adapter chez les salariés.

Dans leurs entreprises, les postes et les tâches sont définis assez précisément. Le chef d’entreprise stabilisé reste entièrement maître du cœur de métier et délègue uniquement les tâches de support à l’activité et à l’entreprise ; un contrôle d’ensemble est systématiquement exercé par le chef d’entreprise.

Le chef d’entreprise a su développer sa structure jusqu’à une taille idéale, suffisante pour répondre à une demande qu’il parvient à largement anticiper. L’élargissement de la structure par le biais d’une association ou d’un groupement ne présente pas d’intérêt organisationnel ou stratégique.

♦ Les manageurs évolutifs (35,6 %)
Fortement surreprésentés dans les entreprises de 20 salariés et plus, il est le fruit des fortes perturbations organisationnelles subies par les entreprises employeuses au cours de la crise sanitaire ; elle a mis en perspective la nécessité de trouver de nouveaux leviers de motivation pour les salariés afin de contrecarrer l’accroissement anticipé d’un turn‐over durable.

Ils modifient en profondeur leurs pratiques de gestion des ressources humaines pour accroitre la qualité de vie au travail : flexibilité organisationnelle, meilleure adaptation des horaires aux contraintes personnelles des salariés, la construction de solutions de mobilité professionnelle fondées sur l’évolution des compétences, plus grande polyvalence dans le travail, mobilisation des équipes autour d’un projet d’entreprise donnant du sens.

Ils recherchent un univers professionnel collaboratif qui intègre un équilibre satisfaisant entre la sphère professionnelle et la sphère privée.

♦ Le profil des séniors classiques (14,5 %)
Il se distingue par une surreprésentation marquée des professionnels âgés de plus de 49 ans ; (75 %) dirigeant une entreprise comptant 1 à 2 salariés.

L’organisation de leur structure est le fruit d’une proximité relationnelle assez forte avec le ou les salariés, construite au cours du temps. La gestion des ressources humaines n’est pas formalisée et repose sur une logique de composition d’accords verbaux conclus au cas par cas. La circulation d’information est très fluide et le ou les salariés sont informés voire consultés lors du choix des orientations dans les différents processus entrepreneuriaux. Les salariés sont assimilés à des auxiliaires à part entière d’autant plus estimés qu’ils sont capables de faire preuve de flexibilité face à la variété des tâches qui leur sont confiées.

Néanmoins, dans ce type de structure, les habitudes de travail prévalent sur l’analyse de l’évolution organisationnelle. Le modèle est donc assez peu ouvert au changement. Les perspectives d’évolution restent toutefois fortement obérées par l’horizon de la retraite que se fixe le sénior classique.

Suivent quelques préconisations.

Pour en savoir davantage : "Quelles entreprises libérales après la crise ? Perspectives dans le champ de l’IEPL", UNAPL, IEPL, lu octobre 2022

Sources : les constats et analyses proposés reposent notamment sur la combinaison de :
  • l’exploitation des données de la Statistique publique (INSEE, DARES, URSSAF),
  • l’analyse des verbatims recueillis lors d’enquêtes de terrain menées conjointement avec l’OMPL3 selon les principes de l’entretien compréhensif auprès de 76 représentants de branches (mars à juillet 2021) et 153 entretiens de professionnels libéraux non‐employeurs et employeurs ainsi que de salariés d’entreprises libérales (juin 2021 à mars 2022),
  • l’analyse des informations recueillies au cours d’une enquête en ligne menée du 10 juillet au 18 octobre 2021 auprès de trois échantillons (1019 professionnels libéraux non‐employeurs, 633 professionnels libéraux employeurs et 843 salariés d’entreprises libérales).
 
André Letowski est expert en entrepreneuriat, en petites et très petites entreprises. Il publie une note mensuelle regroupant une sélection brute ou retravaillée et commentée des corpus statistiques français, des enquêtes et publications concernant le domaine des TPE, PE et PME.




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