Point de vue de Bernard Attali « Au-delà des banlieues », tribune publiée dans Le Monde du 10 juillet 2023.
« Le rapport Borloo de 2018 relevait que « dans ces quartiers (où le taux de chômage est trois fois supérieur à la moyenne) les communes ont plus de besoins et moins de ressources ». Le besoin d’accompagnement scolaire, social, sportif, y est beaucoup plus important qu’ailleurs. Et c’est pourtant là que centres de soins, bibliothèques, cinéclub, associations sportives… se font les plus rares. À l’évidence une politique de solidarité nationale devrait corriger ce cercle vicieux…La Datar avait dans les années 80 des moyens qui ont depuis tout simplement disparu. Notamment un budget interministériel à la main du Premier Ministre, de gestion très souple (en investissement comme en fonctionnement) capable d’intervenir en urgence dans les zones sinistrées.
Tous ces moyens d’action ont disparu, avec la décentralisation pour alibi. Funeste erreur car plus un pays est décentralisé plus il a besoin d’une politique de solidarité entre territoires. C’est ce contresens qui a conduit à la situation actuelle et au détricotage de la Nation. Notons que les deux seuls instruments d’action ayant survécu, avec succès (l’action cœur de ville et les contrats États Région…) remontent précisément à cette époque et à Michel Rocard. Je mets d’ailleurs quiconque au défi de me dire à quoi sert aujourd’hui la soi-disant Agence pour la Cohésion des Territoires ! Son silence, après les récents événements, est la hauteur de son efficacité. D’ailleurs, pour la seule politique de la ville, personne n’est à même d’afficher des chiffres clairs.
D’après le Centre d’étude et de recherches politiques et sociales l’aide de l’État apporté aux banlieues (en additionnant politique de la ville et rénovation urbaine) correspondrait cette année à près de 110 euros par résident et par an, soit… 10 euros par mois. Vrai ou faux ? La Cour des Comptes elle-même se perd dans les chiffres et reconnait qu’il lui est impossible de s’y retrouver.
En 1971 des esprits éclairés avaient lancé une grande réflexion prospective appelée « Scénarios de l’inacceptable ». Ce coup de projecteur à long terme sur toutes les menaces prévisibles a guidé pendant des années l’action des responsables publics. Qui, aujourd’hui a seulement songé à entreprendre un à bien y réfléchir la quasi-disparition de la composante territoriale du champ des priorités est révélatrice de nos travers politiques. Absence de réflexion à long terme, confiance aveugle aux forces du marché, désintérêt pour les plus faibles, indifférence aux remontées du terrain, insuffisantes marges d’initiatives laissées aux élus locaux, entre-soi des élites parisiennes… Un travail de réflexion à terme ?
"Aménagement du territoire : propos d’experts", Cercle Pour l’Aménagement du Territoire, septembre 2023
« Pas de transition réussie sans une vision globale du territoire national »
Extraits : le média de la Banque des territoires a interrogé Philippe Duron, président du conseil d’administration de l’Institut des hautes études d’aménagement des territoires (Ihédate), Sandra Moatti, directrice, et Pierre Veltz, président du conseil scientifique sur les conditions d’une transition énergétique et climatique réussie.Pierre Veltz : « Nous avons effectivement perdu la vision globale des évolutions possibles du territoire national, au singulier. Il y a d’excellentes photographies, comme celles de l’Observatoire des territoires. On parle désormais d’aménagement des territoires, comme c’est d’ailleurs le cas dans le sigle de l’Ihédate. Et c’est très bien. Mais je constate qu’il n’existe plus aucune institution, aucun forum chargé d’élaborer une vision prospective d’ensemble de l’espace national. Or espérer réussir la transition énergétique sans avoir cette vision d’ensemble, cohérente et coordonnée, est un leurre. On a par exemple une image très localiste, un peu romantique parfois, des énergies renouvelables – l’éolienne dans le jardin, les panneaux photovoltaïques sur le hangar… – alors que pour régler le problème crucial de l’intermittence, il faut des interconnexions à très grande échelle, allant au-delà des périmètres régionaux.
Philippe Duron : En matière d’aménagement du territoire, nous sommes passés à compter des années 1970, d’une logique de développement de grands projets, le nucléaire notamment, avec une vision d’ensemble, à une politique de réparation, focalisée sur des territoires – hier les régions minières et sidérurgiques. Nous ne sommes toujours pas sortis de cette logique : quartiers prioritaires de la ville, Territoires d’initiatives, Petites villes de demain… On ne cesse d’utiliser un zoom, en oubliant le grand angle.
Pierre Veltz : … il faut surtout cesser de raisonner sur ce seul axe vertical, désormais dépassé. Imposer une norme générale, égalitariste, comme nous le faisons aujourd’hui, c’est le contraire de la planification ! L’aménagement du territoire, c’est précisément confronter les objectifs nationaux aux territoires de manière pragmatique. On ne peut plus se contenter de fixer des règles en espérant arriver au résultat escompté, sans tenir compte des diversités locales. Car on est à chaque fois très loin du compte ! Las, la culture de l’évaluation nous fait défaut, tant en amont qu’en aval. On croit souvent avoir réglé les difficultés par le simple vote d’une loi. Le moyen est devenu une fin…
Philippe Duron : … Nous légiférons toujours dans l’urgence ! Or non seulement ces normes ont un coût considérable, … mais elles se montrent encore souvent inefficaces, en imposant des solutions qui ne se révèlent pas toujours, ou plus exactement pas partout, appropriées. Nous devons passer d’une société de la norme à une société d’objectifs, coordonnés, partagés, en laissant aux collectivités la plus grande liberté pour les atteindre. C’est une solution gagnant-gagnant… »