Fondation d'entreprise
 
 
Marc Debets
Business 
08 oct 2024

Marc Debets "La souveraineté est une illusion"

Le fondateur de By.o group analyse les principaux résultats de son Baromètre de la Souveraineté, dont l'édition 2024 est sortie il y a quelques mois.

Pourquoi vous intéresser à la notion de souveraineté, à travers un baromètre créé avec OpinionWay, dont By.O Group a publié la 3e édition en 2024 ?

Nous avons créé ce baromètre de la souveraineté au sortir du Covid, alors que la crise sanitaire avait mis en évidence des problématiques de souveraineté encore insoupçonnés en France : masques chirurgicaux, médicaments… jusqu’à la pénurie de moutarde dans les rayons de nos supermarchés ! Or il n’existait à notre connaissance aucune étude qui s’y intéressait spécifiquement. Nous avons donc décidé de réaliser un état des lieux du niveau de souveraineté des entreprises en France.

Pour cela, nous avons construit cette étude avec OpinionWay, en constituant un panel parfaitement représentatif de la structure économique des entreprises françaises. Chaque année, ce sont plus de 500 directeurs de directeurs généraux, directeurs de production, directeurs achats, DAF et gérants d’entreprises qui sont interrogés. Issus de toutes tailles d’entreprises et de tous secteurs : industrie, BTP, services…

Notre volonté était de comprendre le fond de la pensée des dirigeants d’entreprise, d’avoir une vision profonde du tissu économique en France, et pas seulement l’avis de quelques décideurs et de grands groupes. Notre rôle est également de faire prendre conscience aux entreprises de leurs problématiques de souveraineté, afin qu’elles développent un devoir de vigilance et prennent les mesures nécessaires au niveau de leurs filières pour réduire leurs risques.

Comment a évolué le niveau de souveraineté des entreprises en France ces dernières années ?

Cette année, nous constatons que la différence de souveraineté se creuse en fonction de la taille de l’entreprise, en comparaison des deux premières éditions de notre baromètre. Un vrai schisme se dessine entre les petites et moyennes entreprises d’une part, et les ETI et grandes entreprises de l’autre.

Si le sentiment de souveraineté des petites et moyennes entreprises remonte cette année après une baisse l’an dernier, la situation continue de se détériorer du côté des ETI et des grandes entreprises, dont la situation continue de se dégrader.

Cette disparité peut s’expliquer simplement : de manière générale, les PME travaillent principalement avec des fournisseurs européens, pour lesquels la situation en termes de logistique et d’approvisionnements s’est améliorée. Les ETI et grandes entreprises quant à elles restent exposées à l’international, en termes d’activité, de sourcing et d’implantation industrielle. Elles continuent donc de subir l’accumulation des crises.

Évidemment, si le sentiment de souveraineté se dégrade du côté des grandes entreprises, leurs supply chain n’ont pas changé en l’espace de 3 ans. Ce sont des évolutions qui se font sur le temps long. En revanche, l’intensité de risques liés aux business internationaux ne fait que s’accroître. Cela s’est confirmé en 2023 avec le regain des tensions au Moyen-Orient, qui a compliqué le commerce international, ou la rivalité Chine/États-Unis qui fait aussi gonfler les prix de certains produits.

Vous affirmez que « la souveraineté est une illusion », n’est-ce pas paradoxal lorsque l’on produit un baromètre de la souveraineté ?

Depuis que nous menons ce baromètre avec OpinionWay et que nous en présentons les enseignements chaque année, nous affirmons que la souveraineté, en soi, est une illusion. En effet, c’est l’interdépendance qui est la réalité, et qui s’affirme d’année en année.

Ce sont les ETI et les grandes entreprises qui le disent, puisqu’elles se sentent de plus en plus dépendantes et de moins en moins souveraines. Ce sentiment s’explique surtout par leur dépendance vis-à-vis de l’étranger. Nos répondants nous montrent donc que plus une entreprise est grande, moins elle est souveraine. Il s’agit d’une tendance qui se confirme chaque année, et qui s’explique surtout par le niveau de dépendance vis-à-vis de l’étranger.

Finalement, cette notion d’interdépendance est logique : plus une entreprise est grande, plus elle va dépendre de filières d’approvisionnement internationales, de pays d’implantation différents… et donc moins elle est souveraine ! Pratiquement une grande entreprise sur deux se déclare non souveraine aujourd’hui.

Ce manque de souveraineté des entreprises en France est-il grave ?

Nous avons tous envie d’être souverains et d’agir en bons citoyens… Mais ce que nous disent les dirigeants qui répondent à notre étude depuis 3 ans, c’est que leur niveau de dépendance compromet leur capacité de croissance. C’est ce que déclarent 1 entreprise sur 3 cette année. Du côté des grandes entreprises, cela concerne même 100 % des répondants ! Il existe donc un lien direct entre souveraineté et croissance des entreprises. Et ça, cela doit nous interpeller 

Cet enjeu de souveraineté menace la capacité de croissance des entreprises, et donc l’ensemble de notre économie. Si les entreprises n’ont pas la maîtrise de leurs filières, elles ne peuvent pas atténuer les effets de la guérilla économique. Dans les secteurs économiques en plein essor, ces entreprises ne seront pas capables de soutenir une croissance de 50 % en 4 ou 5 ans.

La relocalisation est-elle la solution ?

Il faut voir plus loin que la relocalisation, qui n’apparaît pas toujours comme la solution la plus adaptée. D’ailleurs, depuis la première édition de notre baromètre, 9 répondants sur 10 nous disent que la relocalisation n’est pas à l’ordre du jour dans leur entreprise !

Tout n’est pas relocalisable non plus. Prenons l’exemple des matières premières : on a créé des usines de fabrication de batteries, mais d’où vont venir le cobalt, le nickel et les autres éléments minéraux nécessaires à leur fabrication ? Pas du sol européen ! Il existe des dépendances structurelles dont les entreprises se sont aperçues au moment de rapatrier certaines lignes de production.

Vous constatez cependant une inflexion concernant les projets de relocalisation du côté des grandes entreprises.

On remarque pour la première fois cette année un changement du côté des ETI et des grandes entreprises. En effet, elles sont 28 % à avoir engagé une démarche en la matière (contre 3 % en 2022) tandis que 43 % assurent y réfléchir. C’est un changement fort, la courbe s’inverse petit à petit. Un taux qui dégringole significativement si l’on prend l’ensemble des répondants. Preuve, évidemment, que le sujet ne revêt pas la même importance selon la taille de l’entreprise. Ce qui semble logique : les petites et moyennes entreprises n’ont pas ou peu délocalisé, donc la question de la relocalisation ne se pose pas pour elles.

Du côté des grandes entreprises, pendant 30 ans, le bon acheteur a identifié le meilleur fournisseur possible, le plus souvent en Chine, puis il a massifié les volumes. On a ainsi délocalisé un certain nombre de productions. Aujourd’hui, la rivalité Chine-Etats-Unis fait que ce n’est plus une stratégie pragmatique. Il faut désormais distinguer des fournisseurs dans différentes zones géographiques, avec plus de proximité, en faisant des arbitrages entre proximité et performance-coût.

Par ailleurs, il est important de noter que les projets de relocalisation d’éléments les plus critiques du côté des grandes entreprises concernent avant tout l’Europe et non la France directement. D’après nos répondants, les freins sont encore nombreux pour relocaliser en France, notamment la disponibilité et le coût de la main d’œuvre, ou encore la disponibilité du foncier. Pour cette raison, l’Europe de l’Est, comme la Pologne ou la République tchèque, constitue une sorte d’intermédiaire en termes de coûts et de risques. Elle est une zone sécurisante pour les grandes entreprises.

Quelles sont les solutions pour permettre aux entreprises de réduire leur niveau de dépendance ?

Les solutions sont claires pour agir dès maintenant. La relocalisation en est une, mais on l’a dit, il serait réducteur de penser que c’est la seule option. Tout d’abord, une entreprise doit connaître ses filières d’approvisionnement. Cela ne devrait pas être nécessaire de le rappeler, mais trop peu d’entreprises ont une bonne connaissance de l’ensemble de leur chaîne de valeur ! La connaissance de leurs fournisseurs se limite essentiellement au rang 1, parfois à quelques fournisseurs de rang 2. Mais aujourd’hui, une entreprise doit aller plus loin, identifier ses fournisseurs de rang 3, de rang 4...

Connaître l’ensemble de ses fournisseurs, et les fournisseurs de ses fournisseurs, est donc essentiel pour bien identifier ses risques. N’oublions pas qu’à chaque maillon de la chaîne de valeur, il y a un risque industriel mais aussi un risque d’image !

Après ce travail d’analyse de ses filières, il est nécessaire de diversifier ses sources d’approvisionnement et d’innover pour se transformer.

Comment faire pour mener ces transformations, alors que les entreprises sont déjà engagées dans le grand enjeu de notre siècle qu’est la durabilité ?

Aujourd’hui, une ‘convergence des luttes’ est nécessaire pour conjuguer l’impératif de souveraineté et l’impératif de durabilité. Il faut au contraire voir ce double impératif comme une opportunité pour les entreprises !

Les grandes entreprises veulent rester maîtres de leur destin, sans perdre de compétitivité, ou du moins pas de manière trop importante. Elles sont à la recherche d’un nouvel équilibre et interrogent leurs supply chain à l’aune de la notion de la souveraineté, mais aussi de la durabilité.

Cela peut notamment passer par l’éco-conception. Repenser le design de produits plus durables, c’est en effet questionner les approvisionnements. Pourquoi pas avec des relocalisations, mais aussi avec un sourcing plus adapté. Pour concevoir des produits plus respectueux de l’environnement, il faut concevoir les supply chains plus localement.

Il existe également un autre levier qui est celui des investissements industriels, pour optimiser l’efficacité énergétique de leurs process. 2024 et 2025 seront les années du passage à l’échelle en matière de durabilité et de décarbonation. Beaucoup de nos clients ont déjà tenté de le faire sur quelques gammes de produits. Désormais, c’est le moment de généraliser des offres durables, des produits biosourcés, le made in local. C’est le bon moment pour repenser les offres et mettre en place de nouvelles stratégies de sourcing !
 
Marc Debets est le fondateur du cabinet By.O, qui aide les grands groupes et le secteur public à développer des filières et des écosystèmes B2B performants et durables, en renforçant leurs relations avec leurs clients, leurs partenaires et leurs fournisseurs.
Très engagé au sein de l’écosystème Achats, Marc est également fondateur d’Apexagri, société de conseil dédiée au développement de filières agricoles et agroalimentaires, notamment en Afrique et au Moyen-Orient.
 

Sur le même thème