Avec la multiplication des émetteurs d’information, il est de plus en plus tentant de se conforter dans la confiance accordée aux ressentis propres des phénomènes socio-économiques plutôt qu’aux statistiques publiques.
La réflexion économique, l’analyse conjoncturelle, l’évaluation des politiques publiques ne peuvent ainsi pas faire l’impasse sur ce qui est ressenti par les ménages ou les entreprises.
Historiquement, les premiers exemples ont probablement trait aux enquêtes de conjoncture. Depuis des décennies, l’Insee et la Banque de France demandent à des échantillons d’entreprises de donner leur sentiment sur l’évolution de leur activité, de leurs effectifs et de leurs prix. Il s’agit de questions qualitatives qui sont converties par les statisticiens en soldes d’opinion publiés chaque mois. Ces enquêtes ont un pouvoir prédictif assez fort sur les évolutions conjoncturelles à court terme, à l’horizon de quelques mois.
Il existe de longue date une enquête sur les conditions de vie des ménages qui pose des questions sur 13 types de privations ; cela permet de calculer la proportion des ménages dans cette situation de « taux de pauvreté en conditions de vie » ; cela complète la mesure normative et objectivable du taux de pauvreté monétaire, défini quant à lui comme la proportion des ménages dont le niveau de vie est en deçà de 60 % du niveau de vie médian.
Pour beaucoup d’autres phénomènes, on dispose de données d’enquêtes en plus de statistiques fondées sur des données administratives : exemple des enquêtes de victimation, qui interrogent les personnes sur les faits de délinquance qu’elles ont vécu mais aussi sur leurs opinions en matière de cadre de vie et de sécurité, coexistant avec les statistiques issues des registres de la police et de la gendarmerie ; l’évolution du sentiment d’insécurité peut ne pas coïncider avec l’évolution des délits enregistrés.
Échapper à la « dictature de la moyenne »
Les analyses sur l’inflation, qui se sont multipliées avec la recrudescence de la hausse des prix depuis 2021, en fournissent une première illustration. Grâce aux données d’enquêtes sur les budgets des familles, on peut connaître le panier de consommation des ménages selon leur niveau de revenu, leur âge, leur lieu de résidence, etc... Il est alors tout à fait possible de calculer, à tout moment, l’inflation annuelle à laquelle sont exposées les différentes catégories de ménages. Il ressort alors que même dans une catégorie donnée (c’est-à-dire le premier décile de revenu, les retraités, les ménages ruraux, etc.), il n’y a jamais de panier type et l’inflation relative au panier individuel peut être très différente d’un ménage à l’autre.Pour aller encore plus loin dans la mesure individuelle du phénomène, l’Insee a développé un outil, accessible sur son site internet, où chacun peut indiquer son propre panier de consommation et estimer l’inflation qui lui est propre à partir des évolutions de prix relevées par l’Insee.
La hausse des prix n’est bien entendu pas le seul indicateur où cette logique peut s’appliquer. C’est aussi le cas, par exemple, de l’espérance de vie, de l’évolution du revenu ou du patrimoine, pour lesquels les enquêtes permettent d’estimer la moyenne mais également la distribution de ces indicateurs.
En matière de bien-être subjectif, le paradoxe d’Easterlin est bien connu : la proportion de gens heureux ne s’accroît pas tendanciellement dans le temps, au fur et à mesure que la richesse du pays et de ses habitants s’accroît. Le bien-être est ainsi mesuré par la réponse à la question : sur une échelle de 0 à 10, à combien estimez-vous votre satisfaction dans la vie ? Empiriquement, la moyenne des réponses est le plus souvent autour de 7, et c’est le cas pour la France.
A un instant donné, la satisfaction des personnes va dépendre de leur revenu de façon croissante, mais concave : une augmentation de revenu a plus d’effet sur le bien-être en bas de la distribution des revenus qu’en haut. Elle est également liée à l’état de santé, ou encore à l’intensité des liens sociaux.
Des publications aux résultats différents du ressenti.
Certaines publications de l’Insee visent à combler un écart important entre réalité et ressenti. Par exemple, lors de la crise des « gilets jaunes », en 2019, une publication de l’Insee montrait que le bien-être dépendait peu du type de territoire où l’on vit. 3 ans plus tard, une étude plus approfondie a permis de conclure que, toutes choses égales d’ailleurs, ce n’était pas dans « la France périphérique » mais dans l’agglomération parisienne que la satisfaction dans la vie était la moins élevée.Dans un sondage paru en pleine crise des « gilets jaunes », 75 % des Français s’estimaient perdants, pensant contribuer plus à la sphère publique qu’ils n’en tiraient profit. Ceci a conduit l’Insee à mener des travaux pour estimer la redistribution élargie, en ajoutant aux simulations habituelles des effets redistributifs du système de prélèvements et transferts, l’estimation des effets redistributifs du financement et de l’accès aux services publics (santé, éducation, mais aussi des fonctions régaliennes comme la sécurité ou la justice). Avec un ratio de 57 % de bénéficiaires nets du système redistributif, le résultat de ces travaux allait à l’encontre des idées reçues. La publication n’en a pas moins connu un gros succès, même si elle n’a pas suffi à elle seule à inverser les idées reçues.
L’exemple de l’évolution des revenus et du pouvoir d’achat :
1) On ne se contente pas de mesurer la température, on demande aux gens s’ils ont froid. Aux côtés de l’indicateur de taux de pauvreté monétaire existe un indicateur de pauvreté en conditions de vie, fondé sur des réponses à une enquête sur les privations ressenties. Grâce à l’accès, récent, aux données bancaires anonymisées, l’Insee peut aussi mesurer un indicateur de précarité financière, en suivant la proportion de clients de la Banque postale pouvant être à découvert, et en le comparant aux réponses données dans les enquêtes de conjoncture à des questions sur la capacité à boucler les fins de mois.
2) On ne se contente pas de mesurer la température, on la corrige de la vitesse du vent. Quantité de sophistications sont introduites pour rapprocher ce qui est mesuré de ce que la population éprouve. Ainsi, pour évaluer la dynamique du niveau de vie des ménages, l’Insee ne se contente pas de la mesure de la dynamique du pouvoir d’achat du revenu ; il la corrige par l’évolution de la démographie et de la composition des ménages. Celui-ci croît moins vite que le revenu par tête, car les ménages sont de plus en petits, ce qui réduit les économies d’échelle (il y en a notamment sur les dépenses de logement). Pour se rapprocher de ce qui est vécu en termes de contraintes de liquidités – par exemple pour ceux qui ont à rembourser un emprunt immobilier –, les statisticiens mesurent les dépenses « contraintes », et on peut disposer d’un revenu libre d’emploi après paiement de ces dépenses.
3) On ne se contente pas de mesurer la température qui s’impose à tout le monde, on regarde comment réagissent les personnes au froid selon leurs caractéristiques personnelles. Les comptables nationaux de l’Insee rendent compte de l’évolution des revenus selon la position dans l’échelle des revenus et permettent l’analyse des différences d’inflation ressentie en fonction du panier de consommation propre à sa situation, etc.
4) On cherche enfin à examiner d’éventuels biais cognitifs. Si la plupart des Français ont l’impression de s’appauvrir depuis la crise financière de 2008-2009, alors que la statistique publique rend compte d’une évolution moyenne du pouvoir d’achat stable ou en légère progression, quelles peuvent en être les raisons ?
• peut-être que lorsque nous gardons le même pouvoir d’achat alors que le standard de biens et services accessibles s’accroît, nous avons l’impression de nous appauvrir, de décrocher par rapport à la norme sociale,
• peut-être aussi avons-nous beaucoup de mal à ressentir que, lorsque nous consacrons le même budget à un bien dont les performances s’améliorent, nous bénéficions de ce que l’économiste-statisticien comptabilise à bon droit comme une baisse de prix, accompagnée d’une hausse de volume de consommation.
Pour en savoir davantage : "Peut-on mesurer le ressenti des phénomènes économiques et sociaux ?", Insee le blog, octobre 2024