Vous publiez en 2025 la 4e édition du Baromètre de la Souveraineté, étude réalisée chaque année avec OpinionWay. Cette notion de souveraineté est-elle toujours autant d’actualité pour les entreprises ?
Plus que jamais ! Nous avons lancé ce baromètre de la souveraineté avec OpinionWay à l’issue de la pandémie de Covid, après que nous avons pris conscience collectivement de problématiques de souveraineté jusqu’alors insoupçonnées.Depuis 4 ans, nous constatons chaque année à quel point les résultats traduisent les crises successives que nous vivons : Covid, guerre en Ukraine, instabilité politique et fiscale en France avec la dissolution de juin 2024…
Cette année encore, au moment où nous publions l’édition 2025, la question de la souveraineté est revenue avec fracas sur le devant de la scène, avec le retour de Donald Trump au pouvoir aux Etats-Unis et ses multiples bouleversements tant géopolitiques qu’économiques au niveau mondial.
Pouvez-vous nous rappeler comment est construit ce baromètre ?
Nous avons constitué avec OpinionWay un panel représentatif du tissu économique français, pas seulement des entreprises du CAC 40. Chaque année, ce sont plus de 500 directeurs généraux, directeurs financiers, directeurs achats ou gérants d’entreprises qui sont interrogés, issus d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs : industrie, BTP, services…Notre volonté était de comprendre le fond de la pensée des dirigeants sur les enjeux liés à la souveraineté, leur niveau de prise de conscience, et l’évolution de leurs décisions en fonction des différents évènements impactant l’économie ou leur secteur d’activité.
Lorsque nous avons conçu ce baromètre, il n’existait pas d’étude qui s’intéressait spécifiquement à la question de la souveraineté. Il a donc fallu commencer par définir ce que nous entendions par « souveraineté ». C’est ce que nous avons fait en définissant deux indices clés : la criticité et la dépendance vis-à-vis de l’étranger.
Justement, pouvez-vous expliciter ces concepts de criticité et de dépendance ?
Tout d’abord, plus un élément est critique, plus il peut impacter la capacité de production, la rentabilité ou l’image des entreprises. J’ai l’habitude de dire que si une entreprise n’est pas souveraine sur les gommes ou les stylos, cela n’a pas de conséquence dramatique. Mais pour un constructeur automobile, l’aluminium ou les puces électroniques peuvent légitimement être considérés comme des enjeux critiques. Sans eux, aucune voiture ne peut être livrée ! En additionnant les réponses « très critiques » et « plutôt critiques » pour chaque enjeu sur lequel nous interrogeons les dirigeants, nous calculons donc un indice de criticité.Ensuite, les entreprises peuvent être plus ou moins dépendantes vis-à-vis de l’étranger, en termes de production ou d’approvisionnement. Une entreprise dont toute la production est localisée en Chine par exemple est extrêmement vulnérable en cas de fermeture des frontières comme nous l’avons connu pendant la crise du Covid. Nous calculons donc un indice de dépendance vis-à-vis de l’étranger.
La combinaison de l’indice de criticité et de l’indice de dépendance permet finalement de calculer un indice de souveraineté. Cette souveraineté évolue en fonction des enjeux des entreprises (approvisionnent en matières premières, hébergement des données…).
Quelle est l’évolution du niveau de souveraineté des entreprises en 2025 ?
Cette année, le niveau de souveraineté des entreprises est en hausse (indice de souveraineté de 84 %, +2 pts par rapport à 2024) et les grandes entreprises sont celles pour qui le niveau de souveraineté s’améliore le plus. Cela s’explique notamment par une baisse de la dépendance vis-à-vis de l’étranger (32 %, -4 pts).Nous pourrions nous satisfaire de cette hausse, cependant cela s’explique avant tout par des raisons conjoncturelles. En effet, le ralentissement économique ces derniers mois a engendré une moindre pression sur les approvisionnements, les filières et les supply chains pour les entreprises. Cela se ressent notamment fortement pour le BTP, dont l’indice de souveraineté n’a cessé de croître depuis 4 ans et est au plus haut cette année, alors-même que le secteur est très affecté par la conjoncture économique.
Qu’en est-il des projets de relocalisation ? Y a-t-il un mouvement de fond visible ces dernières années ?
Malheureusement le nombre d’entreprises n’envisageant pas de relocaliser n’a jamais été aussi élevé qu’en 2025 (94 %, +6 pts). Alors que nous avions vu l’an dernier un début de mouvement de relocalisation du côté des grandes entreprises (43 % des entreprises de plus de 250 salariés déclaraient y réfléchir en 2024), cet élan est stoppé très nettement en 2025 (2 % seulement, -41 pts). Il s’agit d’une tendance de fond : depuis 4 ans, 9 entreprises sur 10 en moyenne déclarent que la relocalisation n’est pas une solution pour elles.Comment expliquer ce rejet de la relocalisation dans les projets d’entreprises ?
Nous sommes tous d’accord pour considérer qu’il est préférable de produire en France qu’à l’étranger. Mais il faut réfléchir du point de vue de l’entrepreneur et non pas du citoyen. Lorsque nous interrogeons les dirigeants sur les freins à la relocalisation, leur réponse est systématique depuis 4 ans : ce sont les coûts de production et de logistique qui sont le premier frein cité (32,5 %, + 10 pts).Cependant, nous constatons cette année que la réglementation et la fiscalité se détachent nettement en 2e position (22,5 %, +10 pts) des freins cités par les dirigeants. Cette évolution notable peut être interprétée comme une conséquence directe de l’instabilité fiscale qu’a connue notre pays, instabilité engendrée par les débats sur le vote du budget en France à la suite de la dissolution de juin 2024.
Enfin, il convient de rappeler que la relocalisation n’est pas la solution à tout. C’est très bien de construire des usines de batteries électriques ou de recyclage de terres rares en France. Mais à un moment cette remontée de la chaîne de valeur se heurte à une limite : on ne peut pas "relocaliser des terres rares" qui ne se trouvent pas dans nos sols. Nous serons toujours dépendants à un certain point des pays qui en disposent. Encore une fois, la souveraineté en tant que telle est une illusion : nous vivons dans un monde d’interdépendances !
Votre étude montre également que les dirigeants restent préoccupés par la question de l’énergie.
En effet, et cette préoccupation ne cesse de se renforcer chaque année. En l’espace de 4 ans, l’énergie est passée de pas du tout critique (4 % en 2022) à la matière première la plus critique pour les entreprises (20 % en 2024). Lorsque l’on regarde dans le détail, près d’une entreprise sur deux (55 %, -7 pts) juge que l’énergie aura un impact sur leurs coûts de fonctionnement ou sur leur capacité à assurer la production.L’énergie reste donc une préoccupation des dirigeants, et ce alors même qu’il n’y a pas eu de problème de disponibilité de l’énergie en Europe l’an dernier. Il s’agit donc avant tout d’un débat de coût. Sur ce point, nous ne pouvons que constater à quel point l’Europe souffre de la comparaison avec les Etats-Unis, où l’énergie n’est pas chère et largement disponible (gaz de schiste).
Heureusement, la France dispose de l’un des mix énergétiques les plus décarbonés au monde grâce au nucléaire, avec 95% d'électricité produite qui est d'origine bas carbone. Cela peut devenir à terme un argument de poids pour la localisation de certaines activités fortement consommatrices d’électricité, comme les data centers qui vont se multiplier avec l’essor de l’intelligence artificielle.
Justement, vous interrogez pour la première fois les dirigeants sur la question de l’intelligence artificielle : s’agit-il déjà d’un enjeu jugé critique ?
Nous interrogeons chaque année les dirigeants sur les enjeux qu’ils jugent les plus importants pour les entreprises de leur secteur. Il y a 4 ans, les dirigeants mettaient surtout en avant les tensions sur les matières premières ou les composants.Cette année, ce sont les données qui arrivent en tête des enjeux les plus importants (citées par 34 % des entreprises, -2 pts) loin devant les matières premières (26 %, -9 pts) et les biens et produits semi-finis (26 %, -9 pts). Cela semble traduire une prise de conscience sur l’enjeu spécifique de la data.
Cependant, nous avons poussé le curseur plus loin cette année sur le numérique, en interrogeant pour la première fois les dirigeants sur l’enjeu de l’intelligence artificielle. Et les résultants sont très surprenants : il apparaît étonnamment que l’IA n’est pas un sujet de criticité (23 %) ni de dépendance (6 %) pour les dirigeants ! Et ce même s’il faut nuancer en soulignant que plus l’entreprise est grande, plus le sujet est jugé critique (33 % des entreprises de plus de 250 salariés).
Malgré l’omniprésence des Etats-Unis et de la Chine sur le marché de l’IA, les entreprises ne font donc pas encore de l’IA un sujet de souveraineté… Il s’agit selon nous d’une forme de déni qui s’explique sans doute par le fait que cette révolution technologique tant annoncée n’a pas encore réellement bouleversé les modèles économiques des entreprises.
Si la relocalisation n’est pas la solution pour les entreprises, quelles sont les actions privilégiées par les dirigeants ?
Pour gagner en souveraineté, 3 entreprises sur 5 estiment qu’elles devraient privilégier l’innovation (63 %) et améliorer leur efficacité opérationnelle (58 %) afin de regagner en avantage concurrentiel. Il est d’ailleurs intéressant de constater que plus l’entreprise est grande, plus c’est l’amélioration de l’efficacité opérationnelle (amélioration des processus, réduction des coûts…) qui est privilégiée (par 82 % des entreprises de plus de 250 salariés).Seule 1 entreprise sur 5 estime que le recours aux financements publics est la solution. Les dirigeants comptent donc sur eux-mêmes, contrairement aux Etats-Unis où les financements et le protectionnisme ont pris de l’importance ces dernières années, avec l’Inflation Reduction Act de 2022 et les déclarations de Donald Trump sur les taxes et les barrières douanières !
Enfin, et c’est ma fibre d’entrepreneur et d’acheteur qui parle, trop peu d’entreprises ont une bonne connaissance de l’ensemble de leur chaîne de valeur, au-delà du rang 1 de leurs fournisseurs. C’est la première étape avant de pouvoir mettre en place des actions de fond : réingénierie, géosourcing… Cette analyse est essentielle pour bien identifier ses risques à chaque maillon de la chaîne de valeur !