Fondation d'entreprise
 
 
Christophe Rogier
Santé 
28 jul 2025

Christophe Rogier : « Négliger sa santé, c’est mettre en péril son entreprise et son équipage. »

Médecin du travail, chercheur en santé publique et spécialiste des addictions, Christophe Rogier a contribué à l’analyse du baromètre 2025 de la Fondation MMA des Entrepreneurs du Futur sur la santé des dirigeants.
Dans cet entretien, il livre son éclairage sur les enseignements de l’étude et rappelle les enjeux majeurs de prévention face à la fatigue mentale, à l’isolement et aux conduites addictives en entreprise.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

J’ai voulu, dès le collège, devenir chirurgien en Afrique, à l’image d’Albert Schweitzer. Le hasard des rencontres et des choix universitaires et militaires m’a conduit à exercer comme médecin, épidémiologiste et chercheur pendant 15 ans en Afrique et dans l’océan Indien, spécialisé notamment dans le paludisme. Cette expérience m’a convaincu que diagnostiquer et traiter, c’est déjà avoir échoué à prévenir. J’ai également dirigé l’Institut Pasteur de Madagascar et travaillé au ministère des Armées sur la stratégie de santé. En 2019, j’ai choisi de revenir à la base en devenant médecin du travail, conscient que la France est mal classée en espérance de vie en bonne santé entre 18 et 65 ans, notamment à cause d’un déficit de prévention dans le monde du travail.

Qu’est-ce qui vous a conduit à vous spécialiser sur les risques addictifs en entreprise ?

Autrefois, je n’étais pas à l’aise avec les addictions. En tant que dirigeant, j’ai dû licencier un collaborateur consommant trop d’alcool sans avoir su l’aider. Par ailleurs, j’ai été moi-même un « gros travailleur », sans dépendance personnelle ni souffrance, mais au prix de mes relations sociales et familiales.
Médecin, j’ai parfois le sentiment que ceux qui souffrent d’addiction me glissent entre les doigts. Ce défi personnel m’a motivé à approfondir le sujet. Avec Jean‑Claude Delgènes, j’ai co-écrit un livre sur les addictions au travail, une manière de mieux les comprendre et de combattre ce problème de santé publique.

Quels constats du baromètre 2025 de la Fondation MMA vous paraissent les plus préoccupants ?

En premier lieu, la dégradation de la santé des dirigeants, physique et mentale. Il est illusoire de les distinguer. Les troubles musculosquelettiques, avec leur cortège de douleurs dorsales et articulaires, et les troubles du sommeil accompagnent souvent l’anxiété et le stress chronique, maladie de l’Homme moderne. En 2025, ces troubles touchent près d’un dirigeant sur deux ! Les défis économiques et psychosociaux qu’ils tentent de relever, me semblent être la cause principale de ces maux.
En deuxième lieu, le mépris de leur santé. Alors que plus de 80 % des dirigeants déclarent souffrir de troubles et de maux, près d’un tiers d'entre eux renoncent à consulter un médecin faute de temps, leur travail étant privilégié. On n'en est pas au « Marche ou crève » du roman dystopique de Stephen King. Pourtant les « règles du jeu », implication maximale et sans limite de temps du dirigeant dans son activité, ont pour conséquence l’altération de la santé et, parfois, la mort de certains de ces « engagés-volontaires » dans leur course entrepreneuriale pour la réussite économique de leur activité, dans un monde de concurrence effrénée.

Y a-t-il des éléments positifs à relever dans cette édition ?

Dans le contexte socio-économique national et international actuel, le seul point positif de l’édition 2025 de l'enquête me semble être que la santé des dirigeants devient un enjeu reconnu. La fondation MMA des Entrepreneurs du Futur et le groupe mutualiste Malakoff y contribuent grandement. La santé des dirigeants de TPE-PME est devenue un sujet d’attention et de recherche depuis quelques années. Je pense notamment à Amarok, l’observatoire de la santé des dirigeants créé par Olivier Torrès à Montpellier et soutenu par ces deux institutions.
Au-delà de la santé de ces dirigeants, c’est un sujet de santé globale. Il concerne la santé économique des entreprises, donc la santé des salariés, des territoires et de leurs populations, et la cohésion sociale, car les TPE-PME emploient près de la moitié des salariés en France. Prendre soin de la santé des dirigeants est donc un enjeu sociétal majeur.

Le baromètre souligne un risque sous-estimé : les addictions. Pourquoi restent-elles si peu visibles ?

Plusieurs facteurs expliquent cette invisibilité. L’alcool, substance la plus consommée, est banalisé. Les dirigeants sous-estiment leur propre consommation et ses dangers. Ils sont plus nombreux que la moyenne nationale à en boire. Près de 92 % des dirigeants concernés estiment que cela n’a pas d’impact ou même un impact positif sur leur activité. Le message « L’abus d’alcool est dangereux » est trompeur : l’alcool est toxique dès le premier verre. Même « modérée » sa consommation augmente le risque de maladies graves et d’accident.
Les repères de consommation (10 verres/semaine sans dépasser 2 par jour) sont plus élevés en France qu’ailleurs ou que les recommandations de l’OMS, à cause des lobbies alcooliers et viticoles.
En consommer en repas d’affaire, afterwork ou fête étudiante est considéré comme normal alors qu’il s’agit de la drogue la plus dangereuse.

Quelles sont les principales conséquences des addictions en entreprise ?

Les addictions impactent la santé et la sécurité (accidents), le climat social (tensions entre collègues), la productivité (baisse d’efficacité), les finances (coûts indirects), la réputation et la gestion des risques. Un dirigeant qui donne un mauvais exemple, peut inconsciemment entraîner ses équipes sur une mauvaise pente.

Quels leviers de prévention recommandez-vous ?

Trois leviers permettent d’agir : motivations, capacités et opportunités.
Sur les motivations : réduire stress, anxiété, dépression et conformisme ambiant qui favorisent la consommation ; augmenter sommeil, temps de repos, confiance en soi et image de dirigeant sobre. Cela revient à adopter des règles d’hygiène mentale qui améliorent aussi la performance. Un soutien des proches ou médical peut aider. Le plaisir étant à l’origine des addictions, changer de sources de plaisir est aussi utile, par exemple par une activité physique ou sociale sans tentation.
Sur les opportunités : éviter les occasions de consommer, fixer des règles d’entreprise les limitant ou les supprimant, augmenter les offres de consommations alternatives.
Sur les capacités : déconstruire l’idée d’une « consommation normale » et les fausses croyances, comprendre les risques, apprendre à s’abstenir ou modérer sa consommation quand on est tenté, connaître ses limites, expérimenter l’abstinence et se faire aider.
Il faut agir tôt, pendant les études et en début de carrière, pour prévenir les addictions des dirigeants. Des approches innovantes et efficaces devraient être développées pour cela.

Comment l’entourage ou les réseaux professionnels peuvent-ils contribuer à rompre l’isolement ?

L’écoute bienveillante est essentielle : éviter les jugements, proposer son aide, respecter le rythme de l’autre. Un aidant ne doit pas rester seul, il peut se faire aider ou se former pour mieux comprendre les addictions, qui sont des maladies et non des choix.

Quel message final adresseriez-vous aux dirigeants ?

Dans la Marine, on dit « Une main pour le bateau, une main pour le marin. ». Négliger sa propre sécurité revient à négliger son vaisseau et son équipage. Dès lors, comment rester maître de son entreprise et de son personnel si on ne maîtrise pas son propre usage de substances dangereuses ou si on ne perçoit pas leur dangerosité ?
Ce n’est pas seulement une question de responsabilité, c’est aussi une question de lucidité vis-à-vis de soi-même, de la dureté du travail de dirigeant et du temps qu’on lui consacre, de leurs conséquences sur les équilibres de vie et sur la santé, à commencer par le sommeil.
Je dirais donc aux dirigeants : êtes-vous bien sûr de garder le contrôle sur votre consommation de substances, en commençant par l’alcool ? L’avez-vous vérifié en vrai ? Dans la négative, testez-vous en tentant de vous abstenir pendant un mois. Si vous en concluez que vous ne la maitrisez pas, que c’est difficile, tirez-en les conclusions pratiques et faites-vous aider ! Cela vous évitera le coût parfois exorbitant (perdre votre entreprise) de faire l'autruche et vous fera gagner en efficacité et en sérénité.
 
Christophe Rogier est médecin du travail à l’ACMS, chercheur en santé publique et consultant. Il est également membre du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD). Spécialiste reconnu des risques psychosociaux et des addictions professionnelles, il est co-auteur du livre « Drogues et addictions au travail. Comment les prévenir » (Éditions Fauves). Il accompagne la Fondation MMA des Entrepreneurs du Futur dans l’analyse du baromètre 2025 sur la santé des dirigeants.
 

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