Imaginez un 33 tours qui vrille vos oreilles, comme s'il était joué à la vitesse d'un 78 tours. Ou encore un film qui saturerait votre vision, donnant l'impression de défiler en accéléré... C'est peu ou prou l'effet que produirait une vidéo sur une personne présentant des troubles autistiques, sans l'application “Logiral“ proposée par la startup Auticiel, avec l'expertise de professionnels médicaux et éducatifs. « Tout se passe comme si les flux étaient trop rapides et, de fait, trop denses, intenses et complexes, pour être perçus et intégrés », explicite un des membres de ce comité scientifique, le spécialiste Bruno Gepner, dans la revue de la Fédération Française Sésame Autisme. À lire ces lignes vulgarisatrices, on comprend l'engrenage. Surcharge émotionnelle, encombrement informationnel : pour y faire face, la stratégie est l'évitement, soit en se déconnectant directement de ces stimuli de l'environnement, soit en se focalisant sur d'autres aspects du monde externe et plus souvent interne, car plus maitrisable. « De nombreuses conséquences en découlent potentiellement, pour la compréhension de la parole et le développement du langage, pour l'imitation des gestes et mimiques d'autrui, pour la communication socio émotionnelle », détaille le psychiatre pour enfants et adultes, de concert avec sa consœur psychologue, Carole Tardif.
Le monde va trop vite ? Une solution logique, simple et pratique est de le ralentir, concluent les deux chercheurs du CNRS. D'où cette interface de visionnage, doublement adaptée à son public grâce à son ergonomie simplifiée, une option de verrouillage ou encore la possibilité d'y intégrer ses propres vidéos. Ajoutez que cette application peut se télécharger depuis une tablette Android pareillement soignée, améliorant sa solidité, simplifiant la navigation... Cette solution intégrée touche juste ! « Les enfants ont faits des progrès inattendus ; j'ai observé une augmentation de l'intérêt, de la concentration et de la compréhension », témoigne Maryline Blanc, depuis l'institut Le Colombier, dans les Bouches-du-Rhône. Et l'éducatrice de préciser : « Quel que soit leur âge, l'accrochage est immédiat avec cet outil numérique. »
C'est cette conviction qui a mis sur orbite le projet de Sarah Cherruault, alors qu'elle était encore étudiante. Si cette intuition devait déjà être sienne, à l'instar de tous les “Millenials“ ou “digital natives“ de son jeune âge - biberonnés à Internet depuis leur naissance entre les années 1980 et 2000, elle lui a été confirmée par la maman d'un enfant autiste. « Je l'ai rencontrée alors que j'animais une émission de radio sur le campus », raconte cette diplômée de Telecom École de Management, après une classe préparatoire littéraire. « Depuis 2011, l'arrivée de l'iPAD et autres tablettes a ouvert de nombreuses perspectives, révélant les potentialités d'interactions ludiques, personnalisables, mobiles et peu coûteuses. Puisque les enfants s'en emparent dès deux ans, avec une facilité quasi déconcertante, il semblait évident que ce support et ses contenus puissent aider un public avec un handicap cognitif et mental, dans les domaines de l'apprentissage, de l'autonomie ou encore des loisirs. Il faut savoir que moins de 20% des enfants avec autisme vont à l'école, les autres étant pris en charge dans des structures médico-sociales ; quand aux adultes, plus de 90% n'ont pas accès à un emploi et sont pris en charge dans des foyers d'accueil, isolés du monde extérieur tout au long de leur vie. Ce sont autant d'exclus sociaux : notre perspective est leur inclusion. »
De l'idée à sa concrétisation, il y eut plusieurs pas, enchaînés rapidement et avec brio. En 2011, soit deux ans après avoir intégré son école, le « Challenge Projets d'Entreprendre » s'impose à sa promo et à celle, voisine, de Telecom Sud Paris. Forte de deux managers et trois ingénieurs, hybridation faisant, son équipe la suit et cogite pendant une semaine, sur l'édition d'applications spécialisées. Business plan à l'appui, leur projet termine parmi les quatre lauréats. Après cette victoire, qui leur vaut d'intégrer l'incubateur de l'école, elle participe à un “hackhaton“ ; lors de cette séance collective de programmation informatique, elle rencontre François Dupaeyrat, un ingénieur informaticien qui deviendra son associé, plus tard. Car l'heure est à une année de césure, qu'elle partage entre des stages et la maturation de son idée fixe, intégrant l'incubateur de Télécom EM, puis l'accélérateur NUMA, en parallèle d'un master en ingénierie des affaires internationales. Fonceuse, douée aussi ! Car quand elle remporte le Virginia Tech Knowledge Works Global Challenge en août 2013, détrônant quinze équipes de tous horizons, c'est la première fois qu'une startup française gagne ce concours mondial.
Dans la lancée de « cette expérience formidable », assortie de 25 000 dollars, Auticiel est officiellement créée avec le renfort d'un créateur de startup expérimenté, Laurent Pipitone. Conçue avec des psychologues et des orthophonistes, associant plusieurs associations parentales et gestionnaires d'établissements pour personnes handicapées mentales, leur première application rencontre d'emblée un grand succès. Pourquoi “Autimo“ ? Parce que ses jeux d'identification, personnalisables avec des images de proches, apprennent à reconnaître les émotions, à travers les expressions du visage. Avec ses quizz ludiques, “Social Handy“, elle, aide l'enfant à développer son autonomie dans la vie de tous les jours. Se familiariser avec les trajets en métro, appréhender les usages à table, décrypter les règles de vie à l'école ou au centre de loisirs : plus de vingt-cinq situations ont été répertoriées par des professionnels, auxquelles l'accompagnant peut abonder. Idem pour l'application “Time In“ qui permet d'appréhender le temps sans avoir besoin de lire l'heure. Car savoir combien de temps se laver les mains ou les dents ne coulent pas de source pour tout le monde. Ni concrétiser la durée de cinq minutes, par exemple... « Depuis leur lancement, les applications Auticiel totalisent plus de 90 000 utilisateurs en France et au Canada. » Une communauté qui croît de mois en mois. « Qu'il s'agisse de préparer une situation nouvelle ou de travailler la motricité fine, tous les apprentissages sont progressifs et sans mise en échec. Enfant ou adulte, accompagnant familial ou professionnel, l'utilisateur est toujours au centre de notre démarche d'innovation. »
C'est pour répondre à une forte demande des spécialistes de terrain que la société s'est mise à proposer des tablettes clés en main. A l'époque où la startup vendait des applicatifs seuls, elle avait d'ailleurs fait le constat d'une désertion des clients, pas assez familiers des nouvelles technologies pour configurer eux-mêmes la tablette. Avec Amikeo (baptisée à l'origine AutiTab), ce verrou saute ! Renforcé par une coque résistante au choc et un protège-écran, livré avec un chevalet multi-positions, l'outil pousse loin la solution intégrée par une ergonomie et un paramétrage adaptés. Plus de dix applicatifs sont préinstallés et son système ouvert permet de télécharger tout autre logiciel, dont plus de 200 applications recensées sur la plateforme dédiée d'Auticiel : applications-autisme.com. Après une concertation pour mettre en œuvre le projet pédagogique, les progrès peuvent être suivis à distance et donner lieu à des ajustements ; toutes les statistiques d'usage remontent sur un espace web, à l'image d'un cloud sécurisé. Non content de s'être fait labellisé organisme de formation, pour démultiplier le rôle de prescripteurs des professionnels médico-éducatifs, Auticiel assure aussi un service de maintenance et d'assistance à distance. Alors que plus de 400 enfants et adultes disposent de la tablette Amikeo, en établissements, une version “familles“ est commercialisée depuis avril, suite à une campagne de pré-commandes en crowdfunding qui a été un succès.
« Grâce à des images et une synthèse vocale, par exemple, une personne qui a des troubles du langage peut dorénavant exprimer un besoin comme une douleur. Canal d'interactions, aussi peu stigmatisant qu'un IPAD, notre outil est une vraie chance de pouvoir vivre comme tout le monde, dans le milieu dit ordinaire », milite Sarah Cherruault. « Les structures médico-sociales doivent permettre cette participation sociale, encore trop souvent reléguée à la deuxième place. Et, premières concernées, les familles doivent avoir leur place dans cette évolution. » Après avoir bénéficié du soutien de Scientipôle, de la banque publique d'investissement (BPI) et du prêt d'honneur Initiative remarquable, Autiticiel met les bouchées doubles en ayant embauché deux commerciaux. Son ambition : équiper 1000 personnes en 2016, 10 000 d'ici 2018. Par ailleurs, ses partenaires associatifs seront à ses côtés auprès du living-lab qu'elle a créée sur son terreau essonnien. L'objectif est d'innover, encore et toujours, et les perspectives sont larges. Equipé d'un bras articulé, avec une interface épurée, un support de remédiation pourrait tout à fait se décliner de la tablette Amikeo, au service des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, parmi autres démences modérées à sévères. « Notre initiative est reproductible », démontre celle qui a été élue égérie, par son école, d'une campagne vantant l'entrepreneuriat et ses possibles. Gageons que son slogan, aussi viral qu'un bon outil numérique, s'applique à toutes les personnes qu'elle rêve d'équiper pour les inclure dans la société : « Be the next one ».
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