« Tu laisses bien aller ton tissu ; tu le maintiens. Va doucement. Voilà ! » La mèche aussi sage que rebelle, à l'aise dans son époque comme dans ses baskets, un garçon se concentre sur sa machine à coudre, ourlant son ouvrage des conseils de Gisèle Binon-Cartier. Bienveillante, exigeante, l'ancienne costumière de théâtre n'est pas peu fière de ses nouvelles troupes. « On leur montre comment faire une canette, passer le fil jusqu'à l'aiguille, piquer ou encore se servir d'un patron en carton, raccorder des rayures sur un tissu, faire un ourlet invisible ... Et, subitement, ces enfants entre 9 et 14 ans savent travailler ! », se félicite la sémillante octogénaire. Comme cette retraitée, une trentaine de gens de métier animent chaque mercredi les ateliers troyens de l'Outil en Main, transmettant leur savoir-faire à la jeune génération. Mécanique auto, perles, sculpture sur bois, menuiserie ou encore plomberie, dix-huit activités y sont proposées, motivant autant de projets à réaliser. « Je n'ai qu'une hâte : c'est d'être là le mercredi », commente la passionnée. « C'est gratifiant. Et puis, ça empêche de vieillir », sourit-elle de toutes ses rides.
L'enthousiasme est partagé. Ce jour-là, du côté de la sculpture sur pierre, c'est un chat qu'il faut faire émerger d'un bloc brut. « Dans ma chambre, j'ai réservé une place pour exposer toutes mes créations », s'enorgueillit une adolescente, pendant qu'elle joue du burin, des lunettes de protection masquant son teint de pêche ; dans quelques semaines, c'est un nouveau trophée qu'elle aura à son actif. Ici, les a priori sur le genre n'ont pas cours : tout le monde s'essaie à tout. « D'ailleurs, les filles se révèlent souvent plus douées pour des activités considérées comme masculines et vice-versa. » Parole d'artisan, qui a mis sa passion d'antan au goût du jour. La philosophie de Michel Yseboodt (décédé cette année), qu'il aura enseignée jusqu'à ses derniers jours ? « Ne pas chercher à paraître le meilleur : c'est absurde. Plutôt, faire le mieux possible, avec ce que l'on est et ce que l'on a, ici et maintenant... » Belle leçon de vie, qui lui survivra à travers tous ses apprentis en herbe.
La transmission est la raison d'être de ce mouvement national, qui totalise 145 associations. C'est dans l'Aube, justement, que cette idée s'est fait jour, en 1987. Passionnée de patrimoine, œuvrant avec les compagnons dans les chantiers du Vieux-Troyes, Marie-Pascale Ragueneau réalise à cette occasion que les enfants se montrent très intéressés par les savoir-faire manuels. Ironie des programmes de l'Education nationale : ceux-ci ont disparu de leur cursus scolaire. Parce que la sauvegarde de ces compétences comme du bâti s'impose, elle crée les premiers « ateliers du mercredi ». Le succès est tel que l'initiative essaime, portée par des bonnes volontés ici et là. En 1994, elle décide de les fédérer et créée l'Union des Associations l'Outil en Main. Leur credo commun ? Les métiers manuels ne s'apprennent pas dans les livres, mais auprès de vrais artisans ou ouvriers qualifiés à la retraite, dans des vrais ateliers, avec de vrais outils. Ou, comme dirait l'adage, c'est en remettant cent fois son ouvrage sur le métier qu'on apprend le travail bien fait, la patience qu'il requiert et les autres savoir-être qui vont avec. Présidé ensuite par Yana Boureux, avec un égal engagement infatigable, et, depuis octobre 2015, par Alain Lehéhel, impulsant le projet Horizon 2020, le réseau s'est développé tant en milieu rural qu'en milieu urbain, répondant à un même mot d'ordre : partout en France, un enfant doit pouvoir participer aux ateliers de l'Outil en Main.
Plus de 2 300 pratiquants, près de 3 150 bénévoles pour les encadrer dont 2 700 gens de métiers, une présence dans 49 départements, un prix pour les familles oscillant entre 60 et 200 euros en fonction des territoires et de leurs moyens... L'objectif fait son chemin, enracinant ce concept inédit à travers un éventail de 150 métiers. Ces « ateliers du mercredi » - dont certains ont lieu le samedi – sont loin des loisirs créatifs composant l'offre traditionnelle. Pendant que les arts plastiques y représentent 2% du panel, et le jardinage tout juste le double, ce sont les métiers du BTP qui caracolent en tête : maçonnerie, menuiserie, charpenterie, couverture, plomberie et carrelage étayent les activités de 60% des ateliers, grâce à l'implication bénévole d'ingénieurs, de dessinateurs industriels, d'agents de maîtrise ou encore d'ouvriers qualifiés, tels qu'ajusteurs, tôliers ou encore soudeurs. Vient ensuite le bois, avec une représentation de 23%, puis par ordre décroissant l'électricité, la mécanique ou encore le métal, dans la même proportion que les métiers de bouche. Autant de savoir-faire souvent dévalorisés, alors qu'ils constituent des gisements d'emplois pour les jeunes.
C'est ce levier, notamment, qui a motivé la création de l'Outil en Main de l'Andelle, à Charleval dans l'Eure, en février 2015. Six mois plus tard, ses huit ateliers étaient lancés dans un ancien atelier de tissage, gracieusement mis à disposition par son propriétaire. Textile, métallurgie, papier : si la vallée qui s'étend de Romilly-sur-Andelle à Lyons-la-Forêt est un territoire à caractère historiquement industriel, elle souffre de plusieurs difficultés, dont une sous-formation de la population ou une inadéquation entre les qualifications et les besoins des entreprises locales. Ajoutez, loin des grands réseaux routiers, une faible attractivité des investisseurs et vous obtenez un chômage de longue durée, qui s'inscrit en pointe dans les statistiques régionales et nationales. D'où l'offensive lancée en 2011 par le Groupement Interprofessionnel de la Vallée de l'Andelle et du Plateau Est de Rouen (GIVAPE). Et son président, par ailleurs trésorier de cette nouvelle pousse de l'Outil en Main, d'expliquer : « Notre projet associatif s'inscrit pleinement dans cette dynamique, parmi un foisonnement d'initiatives d'investissement et de développement qui visent à redynamiser le territoire. »
Mobilisant de nouveaux partenaires, cet élan témoigne non seulement de l'essor national de l'Outil en Main, mais aussi de sa volonté de se développer en co-construction. Autre tendance représentative, l'économie circulaire est privilégiée par les dons, tant des personnes physiques que des sociétés locales. Alors que 26 enfants ont répondu présent et donnent vie aux huit ateliers, la liste d'attente est déjà longue pour découvrir la métallerie, la menuiserie, la maçonnerie, la toiture, le jardinage, la couture, l'électricité, la dentelle aux fuseaux et, depuis peu, la pâtisserie. « A l'heure où la crise interroge la surconsommation et le tout jetable, savoir faire quelque chose de ses mains redevient une valeur sûre. Persévérer, bien écouter, travailler en équipe sont d'autres valeurs importantes, individuelles comme collectives. Les enfants sont demandeurs et apprennent vite », témoignent les seize artisans retraités, partie prenante de ce succès.
Comment faire connaître aux jeunes les métiers en amont de l'apprentissage, afin de leur permettre de choisir leur voie professionnelle ? Comment changer l'image des métiers manuels aux yeux des entreprises et des parents ? « C'est une gageure que relève l'Outil en Main », arguait son coordinateur national, Bruno Pinto, au Grenelle de l'Environnement en mars dernier. Pendant ce temps-là, les orientations publiques accumulent les mauvaises notes pour donner toute sa place à la voie d'excellence qu'est l'apprentissage. Que penser de sa croissance au seul profit du cursus supérieur, depuis 2005 ? Aux antipodes du modèle allemand, cas d'école en la matière, ce mal français n'est pas sans conséquence. Selon le spécialiste du marché du travail Bertrand Martinot, auteur d'une étude sur l'apprentissage, la professionnalisation de l'enseignement supérieur ne règle rien au problème de l'insertion des jeunes en délicatesse dans le système scolaire, qui est l'une des plus graves défaillances du marché du travail français. « Depuis vingt ans, notre concept inédit peut se vanter de réussites professionnelles », contrecarre Bruno Pinto. « L'utilité sociale de notre réseau n'est plus à démontrer : 40% des enfants ayant fréquenté nos ateliers s'orientent vers une carrière professionnelle manuelle et 25% s'installent à leur compte. Grâce à nos associations, de nombreux jeunes ont découvert leur métier. Et, pour beaucoup, une passion. »
Auréolé, en juillet dernier, du titre de Meilleur Apprenti de France dans la spécialité charpente bois, Mathieu Rastel est de ceux-là. Et si le bois est chez lui une histoire de famille, ce n'est pas l'atavisme qui a présidé à son parcours. De son cheminement avec l'Outil en Main, dès l'âge de douze ans à Guérande, il retient la chance d'un parcours riche de possibles. « C'était diversifié ; c'est ce que j'ai apprécié. Je voulais tout faire : il a fallu choisir ! », se remémore-t-il. « C'est une passion, pas une contrainte », confirme-t-il. Comme lui, gageons qu'ils seront de plus en plus nombreux à se trouver une vocation, véritable chance d'épanouissement professionnel et personnel. Misant sur une couverture de la totalité des départements français, l'Union de l'Outil en Main espère étendre ses ateliers à 2 800 enfants en 2018 et 3 200 en 2020. Si les dons sont fortement sollicités pour soutenir ce déploiement, elle peut compter sur ses partenaires historiques, dont AG2R-La Mondiale et les Compagnons du Devoir, à ses côtés depuis le premier jour. Chambre des métiers et de l'artisanat (CMA), fondation EY ou ministère de la Jeunesse et des Sports, d'autres fondations et organismes professionnels sont également impliqués. Persuadées que les savoir-faire français fondent la culture française, la fondation du Patrimoine vient de leur emboîter le pas, ainsi que la fondation Hermès. La mode étant un éternel recommencement, heureux augures pour que les métiers manuels retrouvent leurs lettres de noblesse !
Belle histoire de primé racontée par Anne Laure Murier pour le compte de la Fondation MMA des Entrepreneurs du Futur