Il y a les voies de garage. Et les bretelles d'accès : comment mieux décrire Main Forte, entreprise d'insertion par le transport routier ? « Sans elle, je n'aurais jamais pu m'en sortir comme ça », a partagé Sébastien au journal l'Artois, depuis le siège historique de cette société basée à Harnes dans le Pas de Calais. Être au volant d'un 38 tonnes, l'ancien chef cuisinier en rêvait depuis tout petit. Les aléas de la vie l'ont conduit ailleurs, jusqu'à ce qu'il entende parler de ce tremplin. « Je me suis dit que c'était l'occasion ! » Motivé, il est recruté à l'issue d'un stage de découverte des différentes activités. En juillet 2013, à lui le volant, d'un 20 m3 pour commencer, puisque c'est le maximum légal en détenant un permis B. Puis, permis C en poche, la formation initiale minimum obligatoire (FIMO) lui apprend à charger et décharger, à remplir les documents de transport, à connaître la législation concernant les temps de conduite et autres qualifications du conducteur routier. Depuis, il enchaîne les missions, avec une amplitude horaire bien plus compatible avec sa vie de couple que ses anciennes journées de 8 à 20 heures, qui n'épargnaient pas les jours fériés ; le tout avec un meilleur salaire et un franc sourire. « J'adore ce que je fais dans cette boîte », confirme-t-il entre deux tournées. Au tournant, sa gratitude est sans bornes. « Passer les permis, c'est toujours faisable. Mais, sans aucune expérience, je n'aurais jamais trouvé d'employeur. Ici, on n'apprend pas juste à conduire : on apprend le métier. » Parole de camionneur, qui peut aujourd'hui se targuer d'avoir des kilomètres au compteur.
Preuve que ces 24 mois d'insertion, au maximum, remettent ses bénéficiaires sur leur voie, ils étaient plus de 50%, en 2014, à trouver une solution d'emploi, à six mois de leur sortie ! Depuis la création de Main Forte en 1995, ce sont plus de 900 personnes qui ont été accompagnées. Issues d'un chômage longue durée, quelles qu'en soient les raisons, leurs histoires se suivent et se ressemblent. Mais chacun est invité à tracer. « On se rend souvent compte qu'il peut y avoir une faculté de retournement incroyable chez une personne, alors que ça ne semblait pas facile au premier regard », commente Elisabeth Dargent, directrice. « Nous sommes là pour les pousser sur leur voie. » Licencié de son usine, contraint à du surplace pendant deux ans, Dominique doit maintenant se sentir en roue libre. Après une remise en route de 18 mois, il est devenu permanent de la structure avec, à la clef de ce CDI, un prêt pour l'achat de sa maison. Amar, lui, est arrivé bardé de permis, mais sans expérience de la conduite : après avoir renforcé ses compétences de terrain au sein de Main Forte, c'est auprès d'un confrère transporteur de la région qu'il a décroché un emploi durable. Quant à José Duprez, toujours impliqué à titre bénévole, et Michel Derville, aujourd'hui décédé, ils ont été les pilotes de Main Forte, après avoir démarré l'aventure à bord d'une vieille camionnette. A leur tableau de bord : une utopie réalisée.
Subissant la crise du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, quelques chômeurs décident en effet de prendre leur destin en main. Ils auraient pu rester dans l'impasse, comme d'autres laissés pour compte économiques : portes fermées, soudaine inutilité, perte de leur statut social... Face à cette adversité, ils décident de créer leur emploi. À la hauteur de leurs moyens, leur idée est simple : collecter métaux, papiers, cartons, bouteilles ou encore textiles usagés pour monnayer ces matériaux recyclables. Les débuts n'en sont pas moins difficiles. Il faut trouver les gisements, se faire reconnaître des acheteurs, pérenniser un circuit, etc. Aussi fonceurs soient-ils, la trésorerie vient à manquer. Alors que l'entreprise risque de tourner court, leurs réflexes offensifs les sauvent de la sortie de route. Ils décident de faire appel à un cadre compétent, qui pourra structurer leur ambition. Puis Michel Derville est bientôt rejoint par José Duprez, qui est un ami. Admirateurs de leur courage et de leur détermination qu'ils ont vu à l'œuvre, sensibles à la déliquescence sociale qui les touchent comme tant d'autres, ces deux dirigeants décident de jouer les dépanneurs : de conseils en apport financier, ils viennent prêter main forte aux anciens syndicalistes.
C'est ainsi que s'est construite progressivement, dans le périmètre de Lens, une entreprise de transport régional, devenue la S.A Main Forte. Sa ligne de conduite, depuis son origine ? Refuser de voir échouer des demandeurs d'emploi courageux, leur donner un revenu et un contrat de travail, renouveler leur droit au chômage le cas échéant, les armer d'un permis et d'une expérience, leur permettre in fine de séduire un employeur pour retrouver un emploi pérenne dans le secteur marchand classique. Peu importe l'âge ou le niveau de diplôme. Nonobstant les critères d'insertion par l'activité économique, miroirs de problématiques sociales identifiées par la législation, ce n'est pas un profil qui prime, mais une motivation. « Loin d'une école de formation, d'autant que le passage des permis est externalisé, nous proposons l'acquisition d'une expérimentation pratique et de savoir-être en entreprise », précise Élisabeth Dargent. Car, outre les compétences techniques, la ponctualité, la présentation ou encore le sens du client sont partie intégrante de l'employabilité. « Le choix de nos partenaires est très important ; ils doivent être à leur meilleur niveau », approuve un responsable de Norauto, parmi les majeurs de la grande distribution qui abondent au but lucratif de l'entreprise, aux côtés de La Poste, Carrefour, Cristaline ou encore Décathlon. « Ce n'est pas un hasard si l'entreprise Main Forte fait partie intégrante de nos fournisseurs : la compétence des conducteurs, la qualité de leur parc, leur régularité, leur sérieux en font des vrais professionnels de la route ». Depuis 1999, un médecin généraliste intervient même, à titre bénévole, pour faire circuler la parole. Une écoute qui complète l'accompagnement social porté quotidiennement par l'entreprise, jusqu'à l'envol vers l'emploi : préparation d'un CV, rédaction de lettres de motivation, simulation d'entretiens d'embauche ...
Si la finalité est l'insertion, reste qu'il faut équilibrer les comptes. « Nous fonctionnons comme une entreprise classique, qui se bat tous les jours : le secteur du transport est difficile économiquement », explique Camille Jaeckel, en charge du développement de la société anonyme. Forte d'un modèle maîtrisé, un premier essaimage a été réalisé à Lille, en 2006. Puis, à la faveur de sa maturité, Main Forte a célébré ses vingt ans en osant le pas d'une duplication à l'échelle nationale. Accompagnée par le programme Scale Up de l'Essec et des Fondations Rothschild, une étude d'implantation a désigné l'Essonne, dotée d'un potentiel logistique important, tout en étant relativement proche du siège. Établi au Plessis-Pâté depuis 2015, ce troisième site ambitionne d'atteindre, d'ici trois à cinq ans, l'envergure du site de Lille : soit une quinzaine de personnes en insertion et près d'un million de chiffres d'affaires. Pour financer les 1 300 m2 et les quatre véhicules de cet établissement, Main Forte a ouvert son actionnariat au fonds d'investissement social Phitrust, tout en s'en réservant la majorité pour rester gardienne de ses valeurs.
Parallèlement au soutien de la Direccte, du conseil départemental et du conseil régional pour l'activité d'insertion, le développement commercial s'appuie non seulement sur ses grands comptes historiques, mais aussi sur des clients locaux, incarnant une éco-création dans l'air du temps : Recyclivre, qui collecte les livres d'occasion ; UpCycle, qui met à profit le marc de café pour cultiver des champignons... Une fibre citoyenne partagée par le maire de la commune, Sylvain Tanguy, qui se réjouit d'aider l'entreprise à s'insérer dans le tissu économique local. Heureux augures, pour ce site pilote. « Cette localisation nous est apparue idéale pour ouvrir nos services à l'Île-de-France, avant d'essaimer vers d'autres régions », argumente Camille Jaeckel. « C'est l'occasion aussi d'inventer un modèle en phase avec l'évolution du métier de conducteur. Livraisons urbaines de proximité, dernier kilomètre, etc. : nous allons faire évoluer notre formation et diversifier nos activités, si cela s'avère fondé. » Une stratégie qui roule.
Belle histoire de primé racontée par Anne Laure Murier pour le compte de la Fondation MMA des Entrepreneurs du Futur