À appréhender leur première expérimentation grandeur nature, on se dit que les deux têtes pensantes de la société Terraotherme ont tiré de leur chapeau une idée vieille comme la monde. Prenez un élevage de lapins, ici à Parenty dans le Pas-de-Calais, au sein d'un établissement et service d'aide par le travail (ESAT) de l'association La Vie Active, pour la petite histoire. « L'objectif est de réduire la facture énergétique par deux », se réjouit le directeur de cette installation semi-industrielle à vocation sociale. Car ces mille boules de poils à longues oreilles, qui respirent, transpirent et s'agitent, incarnent autant de radiateurs, produisant chacun 4 Watts par kilogramme. Reste qu'il faut savoir récupérer leur chaleur. « Fruit d'un projet de recherche et développement de trois ans et un million d'euros, notre procédé consiste à faire transiter l'énergie thermique entre l'air et l'eau, sans perte d'énergie », explique Jaouad Zemmouri, conseiller scientifique de la très petite entreprise, lancée en janvier 2013.
Si ce type d'échangeur est déjà légion, c'est sa performance qui signe son innovation. Au lieu de compartimenter les fluides et de miser sur des plaques conductrices pour opérer le transfert calorifique, celui-ci fait bouillonner ensemble l'air et l'eau : l'échange d'énergie se fait sans déperdition. « Des ventilateurs sont installés au-dessus des cages », concrétise in situ l'inventeur. « Ils permettent d'extraire, d'une part, l'énergie de l'air vicié : liée à la chaleur, elle est dite “sensible“. Est récupérée, d'autre part, celle qui provient de la condensation de l'humidité : issue de la respiration dans le cas présent, elle est dite “latente“. Au contact de l'eau, le transfert des calories est instantané et optimal. » Cette énergie à la clef, une pompe à chaleur peut produire de l'eau chaude, stockée dans un ballon, qui pourvoit au chauffage ; pendant que les adultes sont gratifiés de locaux rafraichis, les 1 000 mètres carrés qui pouponnent leurs lapereaux sont chauffés grâce à eux ! Autre atout de ce renouvellement d'air permanent, les maladies infectieuses et autres risques sanitaires sont en baisse, participant à un bien être plus global ; en témoigne la prise de poids des rongeurs.
Ce traitement de faveur n'est pas l'apanage des chauds lapins. Toute activité animale et humaine légitime ce cercle vertueux. « Capter cette énergie thermique dans l'air des locaux, au lieu de la laisser participer au réchauffement climatique, est déclinable à tout un tas d'applications », décrypte Audrey Keunebrock, présidente de Terraotherme. « A Calais, par exemple, la récupération de l'énergie par condensation de l'humidité intérieure permet de réguler l'air d'un entrepôt, qui stocke des composants de haute technologie pour les réseaux internet sous-marins. Non seulement il est chauffé, mais l'hygrométrie est maintenue à 50%. Alors que cette fonction du traitement de l'air est l'une des plus difficiles à assurer, le système garantit une extrême réactivité face à des brusques changements de temps. Le tout avec un retour sur investissement en trois à quatre ans, en s'affranchissant des énergies carbonées de surcroît. »
À Lillebonne en Normandie, le même principe, aussi performant que concurrentiel, s'applique : chauffer l'air par déshumidification. Avec 600 m2 de plan d'eau, un centre aquatique, par ailleurs chauffé, y est déshumidifié, avec une efficacité dix fois supérieure par rapport aux procédés classiques ! Et le budget énergétique ne risque pas de déborder : il coule de 60 à 70%. À Grande-Synthe, dans le Nord, ce sont des serres qui enracinent cette véritable rupture technologique. Une surchauffe en été ? Climatisés par géothermie, ces
3000 mètres cubes restent à température grâce à l'eau d'arrosage, stockée sous terre, autour de 12°C invariablement. En corolaire, à nouveau : des plantes plus robustes comme si elles s'épanouissaient au grand air, nécessitant de facto moins de pesticides, fongicides et autres intrants chimiques. « Géothermie, centrale d'eau glacée ou toute source de froid industrielle, une installation de climatisation par Terraotherme sait exploiter toute source de frigories, avec un amortissement entre trois et cinq ans contre dix en général », s'enorgueillit l'experte en innovation.
Il y a de quoi. D'une surface commerciale, où la structure vitrée et la zone de vente jouent dorénavant les calorifères communicants, à des chambres frigorifiques, où fruits et légumes conservent aujourd'hui leur poids d'entrée sans s'assécher, sans compter un habitat collectif depuis peu, en partenariat avec un bailleur social, une quinzaine de sites pavent cette success story en devenir. Au point qu'elle excite bien des convoitises... plus ou moins honnêtes : si des géants industriels, français comme étrangers, sont en train de nouer des contacts en bonne et due forme avec Terraotherme, son laboratoire, à Villeneuve d'Ascq dans la banlieue lilloise, a été tout bonnement cambriolé pour y dérober un prototype. Au démarrage de l'aventure, pourtant, on ne donnait pas cher du produit. Un narguilé industriel ? Trop simple, pour être révolutionnaire. « Les politiques n'ont aucune curiosité technologique », déplore celle qui a accompagné des porteurs de projets au sein de structures (para)publiques. Alors que son conjoint, physicien et chef d'entreprise, était à un tournant professionnel, ils en profitent alors pour faire du conseil en recherche et développement, en duo.
« Notre chance est d'avoir pu financer le développement de l'échangeur grâce au chiffre d'affaires de nos prestations, sur fonds propres donc », résume sa partenaire. « Orientée marché dès sa conception, notre innovation a ensuite multiplié les preuves de son concept, permettant d'équilibrer son exploitation expérimentale. Arcanes du financement pour moi, compétences techniques et scientifiques de mon mari : sans notre expérience mutuelle, nous serions restés en but au manque de soutien des banques, parmi autres obstacles. Même les financeurs de startups n'échappent pas à des visions stéréotypées ; sans l'appui du Conseil Régional, nous aurions été écartés par la banque publique d'investissement (BPI), par exemple. Quant à ceux qui imposent de rentrer dans le capital... Nous préférons d'autres alliances, valorisant les dynamiques humaines et les compétences professionnelles, à la faveur d'un développement local qui nous tient à cœur. »
Dès sa création, la société a ainsi basé son siège à Saint-Pol sur Mer dans le bassin dunkerquois, spécialisé dans le domaine du génie thermique et de la sous-traitance industrielle. Alors que le pôle d'excellence « Énergie 2020 » aiguillonne les entreprises au niveau régional, la communauté Urbaine de Dunkerque a lancé, en janvier dernier, son propre site d'excellence Euraénergie. A nouveau, Terraotherme en a tout de suite été partie prenante. « La collectivité est très concernée par la pollution ambiante, parmi les plus élevées de France. Après avoir démontré notre valeur ajoutée dans le recyclage de chaleurs à basse température, nous sommes en train de développer une nouvelle application : récupérer l'énergie des fumées industrielles, tout en capturant les rejets gazeux dans l'eau pour les dépolluer. »
Pendant que la société continue à défricher des niches, incluant des spas comme des musées, le premier opérateur français dans les services énergétiques, Dalkia du groupe EDF, se fait le relais de sa technologie auprès de ses clients en masse : collectivités, hôpitaux, chaufferies industrielles, centres aquatiques. « Avec six brevets internationaux en poche, et trois autres sous le coude, nous avons négocié fin 2015 un contrat de licence exclusive en France. » Imaginez qu'une autre force de frappe, telle Daikin avec ses 14 milliards d'euros de chiffre d'affaires, s'intéresse à son tour à l'échangeur Terrao et c'est une solution « plug and play » qui pourrait déferler dans les habitats ! Si le process de production n'est pas encore à cette mesure, cela fait partie des objectifs, à côté d'un déploiement à l'export notamment. Perspectives collatérales, augmenter la création d'emplois, jusqu'à une quinzaine de postes cette année, le double d'ici 2018. En levier, des chaleurs gratuites, disponibles et recyclables à l'infini... que le jargon scientifique désigne comme « fatales », puisqu'appréhendées comme inutiles et dommageables à la planète : fatale erreur, CQFD.